intemporelle

 

Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues. 

Quelques vers de Paul Verlaine, Mon rêve familier. La suavité de ses mots, les consonances qui résonnent incessamment dans nos têtes : il évoque ici le temps, celui qui passe et fait tout disparaître, qui triomphe face aux vanités des existences fragiles. Nous, face à ce temps qui nous échappe, nous essayons tant bien que mal de vivre des vies arrangées. On se dit héritiers et on se lègue des trésors ; on invente des patrimoines pour défier l’éternité ; on apprend l’histoire ; on pense au passé ; parfois les jeunes se sentent vieux et les vieux se croient jeunes ; certains d’entre nous ont droit à la postérité ; d’autres, à l’oubli. Les vêtements, parce qu’ils portent ou détruisent les codes des époques, révèlent à l’homme sa propre conduite face au temps : sa manière, singulière et consubstantielle à son espèce, d’en avoir peur et de vouloir toujours le dépasser. Cette course interminable dans laquelle il se lance et consume son énergie, c’est une course contre le temps qui lui rappelle à quel point il n’est rien, rien d’autre qu’un mortel parmi l’immensité des univers qu’il ne connaît pas. Mais c’est aussi une course qui donne sens aux existences humaines : la mode l’a compris. Et pour cela, elle veut le transcender, le temps. Car elle ne vit qu’à la mesure de son rythme à elle, elle se permet de ne pas être à la même heure que les autres, suivant les soubresauts de son tempo décalé. Souvent en avance, elle cherche dans le passé des mystères irrésolus pour donner au présent la pulsation qui le fait vivre – plus fort. 

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Les vêtements subissent le temps de façon directe et brutale : salis, usés, ils sont sa première proie. Avant même d’attaquer le corps et de ronger la chair, le temps marque le tissu qui le protège des dangers extérieurs et renferme ses secrets. C’est comme cela que vit la mode : à travers le corps qui la porte, face aux critiques de l’époque qu’elle dessert. Elle est la communion de ces différents temps que l’on décline communément par trois : le passé, le présent, l’avenir. La mode permet de comprendre l’état d’une société, ses avancées ou ses retours en arrière. Avant-gardiste ou nostalgique, elle revêt à l’envers tous ces codes sociaux, redéfinit les repères temporels alors devenus flous. Ces fonctions multiples rendent son oeuvre périlleuse : on dit que la mode fonctionne par phases, qu’elle se recycle, que tout redevient « à la mode » un jour ou l’autre. D’ailleurs, bien souvent on parle des modes au pluriel, des tendances, celles qui fanent et disparaissent, qui vont et viennent comme le soleil se couche et se lève chaque jour. Pourtant, et c’est là que le paradoxe advient, la mode aspire à quelque chose d’autre. Une sorte d’immortalité, une visée atemporelle ?

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L’ambivalence de la mode, c’est d’être à la fois de son temps, et à la fois en avance. Pour durer, toujours. C’est  là l’objectif des photographes, des stylistes ou des mannequins : durer. Tous partagent la même crainte obsédante : ne faire que quelques saisons puis être dépassé. Ne plus être dans l’air du temps. En fait, il faut incarner une modernité qui pourra encore surprendre dans 20 ans, et à la fois il faut représenter une beauté teintée de mélancolie, qui appelle aux souvenirs de temps perdus. On voit dans la mode se détacher des mouvements emblématiques de leurs sociétés. On reconnaît facilement le style des 70s, on sait d’un coup d’oeil différencier les robes du Jazz Age à celles des pin up des années 50. Et parmi ces phénomènes, parfois se détachent des photographies non datées, où le même oeil pourtant expert et habitué semble alors incapable de reconnaître un quelconque indice temporel. Un tailleur Chanel qui sculpte une silhouette, un smoking YSL qui redéfinit la taille. Des pièces classiques, des lieux communs de la mode, revisitées et réinventées jusqu’à ce qu’on perde de tête leur origine, le jour où elles sont nées, celui où elles ont été enfilées pour la première fois. C’est peut-être cela, la reconnaissance ultime pour un créateur : être tant porté qu’on ne sait plus qui l’a fait, quand, où et à quelle occasion. Ou alors ne pas l’être du tout, et par les chuchotements des passionnés, survivre et devenir un mythe. Une légende. Les maisons de couture héritières d’un passé riche et complexe, de traditions qui les font vivre, d’un style qui traverse le temps, sont confrontées à la difficulté d’innovation dans le respect de ces coutumes à qui elles doivent leur renommée. Aujourd’hui, les directeurs artistiques jouent aux chaises musicales et changent de job comme Riri de coupe de cheveux : c’est sûrement plus facile pour eux, oiseaux libres et volatiles, d’apporter de la fraîcheur à une marque qui vit depuis plus de 100 ans. Chacun d’entre eux, par la même occasion, donne un peu de son identité. Raf Simons apporte chez Dior son amour de l’épure, avant de renoncer à ce poste pour ouvrir sa maison à lui ( est-ce trop de pression que de s’inscrire dans la lignée d’un couturier tel que Christian Dior ? Pas de marge de manoeuvre suffisante ?). Olivier Rousteing au contraire s’en amuse et ne cesse de teinter les pièces iconiques de Balmain (volumes soignés, épaules rehaussées, taille marquées, une sophistication légère et désinvolte) de ses codes à lui – qui sont ceux d’une génération nouvelle, d’une manière nouvelle de voir la mode. Rachetée par une société d’investissement de la famille royale du Qatar en 2016, propulsée sur la scène internationale par une autre famille, les très médiatisés Kardashian, dont l’empire est comparable, la maison autrefois ouverte par Pierre Balmain en 1946 à Paris est à dix mille lieux de ses origines timides et modestes. Pourtant, c’est ainsi qu’elle réussit à braver le temps. Karl Lagerfeld lui aussi rompt avec la tradition, en arrivant tout jeune et tout frais chez Chanel en 1983 alors que le monde entier disait la maison déjà morte et enterrée, après les scandales et la fin de carrière difficile de Gabrielle. Car s’il faut en garder les trésors précieusement, ce sont les moments de rupture qui sont inévitables et surtout indispensables pour la survie de ces maisons de couture. Et maintenant, toujours critiqué et à juste titre critiquable, Karl reste celui qui incarne l’esprit de la mode : inventif, versatile et novateur, mais surtout ancré dans ce qui est moderne, actuel, contemporain, de son temps.

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Mais justement, la mode n’a-t-elle pas un problème avec cela : vieillir ? Toujours à combattre la ringardise et le vieillot, à guetter avec avidité les symptômes de la vieillesse. Symptômes jugés maladifs, dépréciatifs d’un âge dont est pourtant attribuée la sagesse. Alors la mode se veut intemporelle, pourtant elle reste scotchée à sa peur de voir sa peau flétrir, son dos se courber et ses cheveux perdre leur éclat. Si bien qu’elle est devenue de manière systématique synonyme de jeunesse. Cet automatisme aliénant sous-entend qu’il n’y a qu’un seul âge pour être dans la mode, pour être glamour ou pour aimer son corps, le trouver beau, attirant, pour lui donner le droit de s’assumer : celui des premières fois, des insouciances des bouts des nuits, des chairs tendres et des peaux lisses. Les mannequins, dont la carrière éphémère ne promet pour la plupart que quelques années de rayonnement, sont recrutées très jeunes. Dès 14 ans avec des programmes de casting comme les concours Elite Model Look,  les futures new faces sont épiées et recrutées alors que leurs grands corps encore gauches sortent à peine de leurs chrysalides. Et si elles sont moins jeunes, il faut que leurs visages soient juvéniles, chérubins d’une beauté mutine, poupines aux jambes de gazelles. Parce que l’on cherche de la fraicheur et que l’on est persuadés qu’on ne peut la trouver que dans l’enfance ou l’adolescence, on ne représente que les jeunes et leurs corps secs et tendus, prêts à affronter la vie avec le désir et l’ardeur qu’on attribue qu’à eux. Comme si tous les autres âges n’étaient rien d’autre que le flétrissement de la vie, la décrépitude du corps et l’endormissement apathique de l’esprit. Comme si ne pas être jeune signifiait être laid, dépassé. Pourquoi la mode n’offre-t-elle que des odes à la jeunesse ? Pourquoi oublie-t-elle toujours qu’il existe un temps pour tout ?

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Sophie Fontanelle, journaliste mode chez l’Obs, instagrammeuse et icône mode second-degré, assume ses cheveux blancs (magnifiques), assume sa beauté qui pèse dans l’assemblée des – de 25, assise aux front row aux côtés des jeunes stars souvent déjà botoxées. Et elle est géniale, l’oeil malicieux, la vivacité d’esprit retranscrite à travers celle du corps. Un corps qui est toujours là, organique et bien vivant, revêtu de parures expérimentales, d’un style neuf et surprenant. On pourrait en faire l’allégorie de la jeunesse, si par jeunesse on entend vie, beauté, générosité et idées. L’allégorie de la femme qui s’en fout, nonchalante face au temps qui ne peut rien contre l’amour qu’elle donne, qui déborde, la passion de la mode qui la porte. Il faut aller contre les idées reçues qu’à partir d’un certain âge, on ne peut plus se permettre certaines choses : les baskets non, les manches courtes certainement pas, les minijupes il faut oublier. Car ce qui est ridicule, c’est de passer à côté de tout cela. Pourquoi photoshoper les rides, effacer les marques du temps sur la peau ? Les photos de Peter Lindbergh ont pour seul filtre celui du noir et blanc, celui de la vérité. Et quand il photographie des monuments tels que Jeanne Moreau, Isabelle Huppert, Cate Blanchett ou Iggy Pop, il ne retouche pas ce que la mode verrait d’imparfait en eux. Il immortalise les personnalités les plus impressionnantes, quelque soit leur âge, les magnifie par son regard perçant qui sait où trouver justesse et émotion. Ses photographies n’ont rien besoin de plus. Elles sont immortelles ; suspendues hors du temps. Pourtant, partout on placarde une image conventionnée de la parfaite jeunesse, une esthétique dictée par des codes sociaux dont la mode semble avoir peur de s’affranchir. Mais la mode ne se revendique-t-elle pas justement pionnière, porte-parole des libertés et des messages  sagement cachés sur le bas-côté de la société des gens « comme il faut » ?

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Bien sûr, la mode est identitaire : les jeunes sont directement concernés, ils se créent une appartenance à un groupe ou au contraire une singularité qui leur sont propre. Ce sont eux qui sont les muses ; on observe leurs interactions avec le monde, la manière dont ils parlent, dont ils bougent, leur façon de porter un jean ou un foulard. Aujourd’hui plus que jamais, une fissure entre les générations semble séparer deux univers. Les technologies et la révolution numérique bouleversent les métiers, les services, les rapports humains. Sûrement parce qu’incompris les jeunes fascinent, et on cherche quelque part à capter l’essence de cette jeunesse qui s’adapte plus vite que la musique, qui fait tout à la fois et pourtant ne fait rien (les muses de Jacquemus, ces filles de la piscine, qui traînent et errent comme des fantômes sans but, le Gucci Gang et les jolis minois des réseaux qui se languissent face aux caméras). Mais le contact entre les générations se rétablit. On voit Iris Apfel, 95 ans, égérie Mac, les photos de la mamie de Sacha Golberger, Mamika, comme héroïne ultra moderne. Depuis quelques temps, la mode se décline et il n’existe plus de lois pour la porter. On va dans des friperies, on fouille le regard alerte dans les grands bacs à 1€ de chez Freep’star, on porte les vestiges du passé en leur offrant des vies nouvelles. Comme cette jupe sur les photos. Qui avant moi l’avait boutonnée, puis déboutonnée ? Qui avant moi la pliait dans son placard ? Les vêtements parlent d’eux-mêmes, nous racontent des histoires. Peut-être qu’il est temps de ne plus s’imposer de barrières et de laisser libre cours à la simple communication des individus, quel que soit leur âge, leur origine sociale. Peut-être qu’arrêter le temps, ou devenir éternel, c’est tout simplement assumer les années qui passent. Le temps qui ne nous écrase pas, mais plutôt qui nous porte de par le monde. Nous rend vulnérables, forts, peureux et braves. Celui qui passait déjà avant nous, et qui nous dépassera.

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Amélie Zimmermann.

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