L’importance du pied dans la garde-robe est souvent amoindrie, voire même complètement oubliée. Or, ce sont eux qui nous tiennent en équilibre, nous élèvent et nous portent ; le pied, et donc la chaussure, sont les charpentes de l’architecture de la mode. Le talon a pris depuis le XIXème siècle l’habitude d’habiller le pied des femmes. Il termine la silhouette comme le tracé du crayon sur l’esquisse du styliste : pointu, élancé, précis. D’abord véritable objet d’art, il s’est peu à peu transformé en objet de fantasme où la cambrure d’un pied étroit rappelle à sa position lors de la jouissance. Il devient alors obligatoire pour les femmes, officieusement ou officiellement, pour paraître au monde et pour, peut-être, espérer faire porter sa voix à l’oreille d’un homme. Mais le talon n’est-il qu’affaire du désir porté par le regard viril hétéronormé ? Est-il vraiment le carcan qu’on aimerait qu’il soit, enfermant les femmes du haut de son aiguille, pour n’en faire que des biches prêtes à s’effondrer dès qu’elles s’élancent ?

Le talon n’a jamais été exclusivement réservé aux femmes : comme tout accessoire de mode, il est allé d’un genre à l’autre en ne sachant que trop l’éphémérité de sa tendance. Ce qui change véritablement, c’est sa valeur en fonction de son attribution aux hommes ou aux femmes. À partir du XIVème siècle, il est un signe de distinction sociale réservé à la noblesse. Le talon au pied d’un homme symbolise sa supériorité physique, rentière et intellectuelle sur le peuple. Il l’élève, à tous les niveaux. Mais il disparaît ensuite avec la révolution, pour revenir au XIXème tel qu’on le connaît désormais : exclusivement féminin. Il est dès lors associé à l’érotisme, voire directement à la sexualité. Repris des danseuses du french cancan, le talon haut chez une femme est évocateur à l’extrême, et perd de ce fait sa valeur ajoutée, son anoblissement pourtant autrefois si précieux chez les hommes de la cour. Il est étrange de constater que dès qu’un attribut esthétique devient purement féminin, il est rabaissé, voire tout à fait dévalorisé. Le même sort est réservé au maquillage par exemple, que portaient les deux sexes sous Louis XIV. Quand la société jette son dévolu et en fait des caractéristiques essentiellement féminines, celles-ci se retournent contre elles, pour devenir tout au mieux coquetterie. Au pire, gadgets des filles de joie. L’hygiène, le bon goût, la civilité qui résultent normalement de ces attentions attribuées à soi-même se transforment quand elles s’appliquent aux femmes en choses réductrices, sorte de caprices qui les contiennent totalement, comme si elles n’étaient plus que résumées à cela. Le fil sur lequel les femmes marchent en matière de mode est celui d’un funambule : pas si étonnant qu’elles utilisent des talons aiguilles pour essayer de ne pas s’y trancher la gorge.

De nos jours, le talon correspond à un idéal de beauté modelé par une norme qui sévit depuis plusieurs décennies. On trouve sur wikipédia un bon résumé des miracles administrés par le pouvoir du talon :
- Une taille rehaussée
- Une posture plus élancée
- Une illusion de jambes plus longues
- Une illusion de pieds plus petits
- Une illusion de doigts de pied plus courts
- Une meilleure définition des muscles des pieds
- Une meilleure définition du muscle grand glutéal.
Cette liste aurait sans doute pu être écrite par l’oeil avisé et séducteur de Bertrand, L’homme qui aimait les femmes. Le générique de ce Truffaut des années 70, c’est une ribambelle de jambes et de talons qui claquent, martelant le sol de leurs clous pointus. Ce regard masculin, obnubilé par l’idée de la femme plus que par les femmes en elles-mêmes, a fait du talon un indémodable de « l’éternel féminin », vieille idée ringarde encore promue il y a peu par la plus grande défenseure des droits des femmes, Marlène Schiappa (rires). Et donc, on a fait du talon dans l’opinion publique un élément de fébrilité, inévitable cassure de l’assurance astreignant celles qui en portent à la quasi-immobilité. Femme en talons = petite chose qui ne peut courir, qui doit occuper une encore plus petite place dans l’espace public alors qu’elle aurait résolument besoin de le fuir à grands pas, puisqu’elle y est toujours en danger.
Ce discours est tenu par de nombreux féministes qui pensent, je le crois à tord (je suis pourtant tout autant féministe), que le talon est un énième accessoire d’asservissement. Certes, le vestiaire des femmes a été ponctué chronologiquement d’interdits et de devoirs visant à l’amoindrir : corsets, jupons, perruques, faux-ongles… Sans compter que le port du talon est devenu incontournable, voire obligatoire dans certains milieux sociaux-professionnels. Ce que je condamne fermement, bien entendu. Or, ne voir le talon que sous ce prisme sociologique revient à manquer inévitablement les portées artistique, esthétique, et j’oserais même dire libératrice, communiquées par la mode.
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que l’affaire de la mode, ce n’est pas de s’habiller par commodité. La mode est bien plutôt ce qui civilise l’homme en l’encombrant, si l’on veut. Sinon, pourquoi tous ces chapeaux, ces couleurs et ces étoffes ? Il ne faut pas, pour vouloir l’analyser, utiliser des arguments d’ordre pragmatique : ce serait nier sa superficialité, son essence même. Essence contradictoire, puisqu’elle consiste à nous vêtir, mais pas seulement : toutes ses exubérances ne servent en soi à rien, si ce n’est que de nous révéler à nous-mêmes, faire de nous des hommes. Le vestiaire masculin aussi connaît ses asservissements propres, soumis aux élans des tendances. Au plein mois de juillet, dans la ligne 13 bondée, ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi les hommes d’affaire devaient toujours porter des costards ? Le port du short pour un homme est à proscrire dans ces milieux, tout comme les talons y sont de rigueur (certes, le costume est moins nocif que le talon haut). Je ne dis pas que c’est bien ou mal : ce sont des conventions de notre époque qui regardent les deux genres.


Mais surtout, je pense fermement que le talon dépasse cette portée diminutive et réductrice qu’on lui veut donner. Les talons sont la structure du navire, le fondement de la recherche stylistique par lequel il est nécessaire de passer. Les souliers sont passés par des innovations totales, brutales pour certaines. Le talon rajoute quelques centimètres au créateur, sur lesquels peut encore s’exercer son imagination. Il grandit le corps, lui permet de se parer toujours plus : c’est pour cette raison qu’il est le lieu d’expérimentations farfelues sur les podiums. On pourrait dresser une anthropologie du talon selon Iris Van Herpen ou Alexander Mcqueen pour illustrer cela. Plutôt que de connecter le pied à la terre ferme, sur ses défilés il déconnecte la silhouette du sol pour en livrer une vision futuriste et restructurée. D’autre part, le talon dans certaines modes et sous-cultures n’a jamais été remis en cause : dans les cultures grunges et metal, par exemple, hommes et femmes l’arborent fièrement. Les chaussures aux plateformes immenses y sont vues pour célébrer une colère instinctive, celle qui donne envie d’écraser ses adversaire du revers de la semelle.

« Pratique », ou « confortable » n’ont jamais vraiment été du lexique de la mode. Même si le streetwear semble remballer le vieil adage « il faut souffrir pour être belle/beau », la mode est loin d’en finir avec des pratiques parfois jugées tyranniques. Le cas du talon est ambivalent, complexe et paradoxal : il faut à tout prix qu’il devienne un choix pour les femmes, plutôt qu’une obligation sous-entendue mais socialement acquise par tous et toutes. Mais ce n’est pas en évinçant le talon du vestiaire des femmes que l’on en aura terminé avec toutes les considérations sexistes qui visent leurs tenues. Il faut apprendre à changer de point-de-vue et de modalité de jugement quant au droit des femmes de porter ce qu’elles veulent. Car dire que les talons sur une femme l’érotisent d’emblée, c’est là la perversion de ce double sexisme. Comme si leurs corps n’étaient que cela : en attente du sexe, asking for it, quand le talon sous toutes ses formes ne demande en fait rien à personne. Baliser ou interdire le talon parce qu’il attire les regards, qu’il pousse à une féminité trop extrême : ce sont ces arguments que je juge discriminatoires. Pourquoi avons-nous tous si peur des femmes, de leur féminité, et pourquoi toujours faire croire que tout chez elles est sexualisé ? Comme si pour cesser d’attirer les regards, pour ne pas épouser les lignes féminines de leurs propre corps, en bref pour devenir invisible et ne causer aucun problème, il fallait s’habiller en sac à patate. Mais qui veut devenir invisible ? Et si porter des talons était au contraire un signe de force, d’assurance, de puissance, d’autorité, d’ambition, et enfin, de hauteur ? Comme la pointe en danse classique, finalement. L’image qui me reste en tête en pensant à une femme à talons, c’est celle de ma grand-mère paternelle : élégante, intransigeante, son pas fut assuré et son talon incisif.
Les talons hauts représentent le contresens fondateur de la mode : ce qui nous confère le plus de confiance par les vêtements est aussi ce qui nous rend le plus vulnérable. Dès qu’on l’enlève, on se sent impuissant, démuni. Les chaussures à talons font partie de ces accessoires avec lesquels il est possible de jouer, d’échanger les rôles et les faces. Christian Louboutin a dit : « Une chaussure a beaucoup plus à offrir que juste marcher. » Qu’importe la couleur de la semelle ou la hauteur du talon, tant que le chemin reste à parcourir droit devant nous.
Amélie Zimmermann.
Hello superbe article !!!!!!!!! Le talon au pied d’un homme symbolise sa supériorité physique, rentière et intellectuelle sur le peuple et la femme !!!!! ce qui a changer ? l’homme ne porte plus talons c’est trop galère mais tient a garder ca soit disant supériorité envers les femmes allant même des fois a les obligés les femmes a porter des talons ?
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