En 1966, Michel Foucault donne deux conférences pour France Culture : Le Corps Utopique et les Hétérotopies. Foucault cherche à cerner dans ces deux études le statut du corps, qui est un lieu sans recours, un lieu absolu. La mode qui le structure et gouverne ses mouvements, présente l’individu au monde mais lui assure un refuge imaginaire qui lui permet de s’inventer.
Foucault adopte d’abord la thèse commune selon laquelle nous dressons des utopies contre le corps ; nous voulons y échapper car il nous encombre, alors nous imaginons des lieux autres où il serait possible de ne pas faire corps. La violence et la douleur d’un corps nu et imparfait, blessé, vulnérable, est la même chaque matin. Contre cette offense, l’utopie la plus magistrale serait selon Foucault celle de faire disparaître ses affres, de lisser son grain pour ne plus jamais être mal dans sa peau : l’utopie d’un corps parfait, mais impitoyable.
L’utopie, c’est un lieu hors de tous les lieux, mais c’est un lieu où j’aurai un corps sans corps, un corps qui sera beau, limpide, transparent, lumineux, véloce, colossal dans sa puissance, infini dans sa durée, délié, invisible, protégé, toujours transfiguré ; et et il se peut bien que l’utopie première, celle qui est la plus indéracinable dans le cœur des hommes, ce soit précisément l’utopie d’un corps incorporel.
Le « corps incorporel » : voilà peut-être l’entreprise menée par la mode. Les effets esthétiques que la mode porte au corps détachent l’objet de ce qu’il est ; on contemple le visage maquillé comme une peinture dans laquelle on se perdrait. La forme pour la mode est un inlassable trompe-l’œil qui cache et dissimule, qui offre à autrui sa contemplation béate : le visage et le corps, ainsi déguisés, deviennent une façade pour mieux resplendir et ainsi subjuguer.
Foucault envisage pourtant dans cette conférence la disculpation du corps. Le corps, affirme-t-il, a lui aussi ses lieux sans corps, ses espaces autres (le rêve, le fantasme…). S’il ne parle pas de mode en ces termes, il évoque en revanche les masques, les tatouages et les maquillages qui s’appliquent à même la peau. Ces ablutions et ces parures ouvrent la voie vers un espace sans lieu physique incarné, mais enclenchent la possibilité d’un nouveau dialogue, pour entrer en communication avec les dieux ou avec les autres, selon la parure choisie. Foucault voit en ce phénomène une forme de séduction qui permet d’entrer en contact avec la personne adverse. En ce sens, la mode perce le sensible car elle fait entrer l’individu dans la sphère invisible du social, faite de codes et de conventions.
Foucault cherche aussi à démontrer qu’il y a bien certaines utopies qui sont ancrées en un lieu réel, incarnées, seulement elles déjouent toutes les cartes du monde. Ces utopies particulières obéissent à un temps qui leur est propre. Foucault dit qu’elles sont des contre-espaces : des lieux destinés à faire oublier le lieu. Il donne comme exemples la cabane, le grener, le jardin. Ou d’autres, inventés par la société dans le but d’oublier ou bien de se recueillir : les maisons closes, les asiles, les cimetières… Foucault nomme ce phénomène l’hétérotopie.
Elle présente de fortes connivences avec la mode : la mode est partout et nulle part la fois car il est impossible de la saisir, la palper ou de la situer, en ce qu’elle porte un système de symboles, mais pourtant elle prend corps, rattachée au sensible, toujours matérielle. Elle représente une forme d’îlot imaginaire qui gouverne le corps, le fait muer jusqu’à le transfigurer totalement. Elle projette sur lui des symboles et des messages enfouis, lui fait braver le temps et parfois les interdits ; elle ouvre des espaces de subversion tout en exerçant sur lui une pression immense, elle instaure règles et normes, punitions et jugements, parquant ses faits et gestes, anticipant déjà, et à son insu, le dialogue qu’il pourra avoir avec l’autre.
Ce phénomène de diffraction prend sens dans le jeu du miroir, qui est un jeu double entre l’utopie et l’hétérotopie. Le miroir est un hybride qui, à bien des égards, ressemble à la mode : il est un lieu sans lieu, qui me rend visible et découvre une image de moi virtuelle qui me permet d’exister, de revenir à moi. Il est un lieu inaccessible qui me désempare de moi-même en ce que je ne serai jamais là où le reflet se situe. C’est l’utopie profonde du corps qui s’exprime ainsi. La dimension esthétique de l’hétérotopie foucaldienne est frappante : l’espace s’ouvre, engendré par des jeux d’illusions et de miroir, il héberge l’imaginaire. Le miroir et la mode montrent mon corps toujours ailleurs, insaisissable, mais ce sont par ces deux procédés pourtant que j’existe (grâce au miroir je me sais ; grâce à la mode, les autres me voient). En tous les cas, le corps ne semble être qu’une trace évanescente, voire fantomatique, instable et toujours morcelé : « le corps, fantôme qui n’apparaît qu’au mirage des miroirs, et encore, d’une façon fragmentaire »…
Grâce à l’image de soi qu’elle projette, la mode administre au corps un palpable, une sensibilité prête à rencontrer autrui et le monde. Elle duplique le corps anatomique, embryonnaire, pour le sortir de son étau et l’exposer aux yeux de tous : la mode brandit ce corps éparpillé pour, comme le miroir, saisir sa trace fulgurante et versatile.
Amélie Zimmermann