Je me rappelle de cette première paire de chaussures à talons, des bottines portées à treize ans. Je me rappelle du talon qui claque et de l’assurance encore boiteuse dans un corps peu abouti. Je me rappelle d’une robe noire et courte portée à une première soirée, d’un chemisier psychédélique le premier jour de lycée. Je me rappelle des premières fois et de leurs sensations grâce aux vêtements au travers desquels je les ai vécues, qui collent à la peau, y laissent leur trace indélébile. Je me souviens de ma grand-mère grâce à ses bijoux, l’odeur de son rouge à lèvres. Du premier amour grâce à ces solaires que je lui avais prêtées. Y penser quand le soleil est au zénith et que je les remets, parfois.
Comment expliquer qu’un foulard, un pull, n’importe quelle babiole de mode, pacotille du paraître, nous rappelle un souvenir, un état, une rencontre ? Les vêtements sont empreints des personnes qui les portent, sortes de reliques matérielles froissées, relais de la présence éphémère des personnes dans nos vies. Les vêtements sont nos moules à nous et quand les gens n’y sont plus on garde d’eux ces souvenirs, ces tissus malléables dont l’élasticité pétrit notre petit monde. Quand les gens n’y sont plus, ils nous laissent ces preuves de leur passage, les résidus inertes en nylon, polyester, douceurs en coton ou en cachemire. Un foulard, un pyjama. Un chiffon qu’on sert contre soi car dans son sillage réapparaît une sensation connue et jadis appréciée.
À force de vivre dans nos vêtements, ils finissent par doubler l’épiderme et forment une carapace nouvelle, faite de couleurs et de motifs. La mémoire textile, c’est quand les habits nous racontent leur récit, c’est une sensibilité qui est à part ; les habits se posent sur notre peau comme un filtre sur la lentille d’un photographe. Tout est alors teinté différemment, les sensations et les perceptions chancellent.
Un entretien d’embauche : à l’aise dans une chemise de lin ? À l’étroit dans un col trop étriqué ? Le souvenir conservé est intimement lié à ce détail cardinal. Les vêtements ne sont jamais accessoires. C’est précisément parce que nous les portons tous les jours qu’ils nous semblent dérisoires. Nous les oublions. Pourtant, ils structurent l’aspect de nos corps et organisent nos impressions. Ils produisent en rafale les mouvements et les humeurs, les attirances et leurs moiteurs, toujours et sans cesse ils font l’un et ils font l’autre, nous apprennent à nous connaître et à nous sentir.
La mode modèle un appendice de la peau : une personne se projette dans sa tenue. Devient ce qu’on voit d’elle. Décide ce qu’on voit d’elle. La mode devenue ainsi une projection de soi, l’image tridimensionnelle d’un être calfeutré dans sa défroque, elle se fait vestige prosaïque de nos existences. Elle est l’ustensile grâce auquel chacun se saisit ; et quand quelque chose disparaît, une émotion, une personne ou une disposition, il nous reste toujours cette enveloppe du sensible. La mode est le contenant d’une vie incompressible.
Nous connaissons le pouvoir qu’elle a sur nous ; gri-gri, porte-bonheur, breloque fétiche, elle sillonne dans nos superstitions, nous donne du courage ou du réconfort. Mettre sa culotte préférée le jour d’un examen. Epingler un pins sur une veste délavée. Autant de gestes minuscules que de signes d’une vie comptée à partir de ses guenilles. Nos guenilles épousent trop nos formes pour ne rien dire de nous, alors elles nous racontent leurs histoires, qui sont en fait les nôtres.