mais qu’allons-nous faire de nos robes de soirée ?

Voilà plus d’un an que le quotidien se hasarde entre confinement et couvre-feu. Une année à fuir la nuit tombante pour trouver refuge entre quatre murs, les seuls encore capables d’accueillir ce qui reste de vie. Nous nous penchons à nos fenêtres pour apercevoir la lune mais nous ne connaissons plus la nuit. Ni ses apparats de cocktail, ni ses transformations magiques. Le télétravail, les cours à distance, la fermeture des bars, des boîtes, des théâtres nous défendent de revêtir les vêtements destinés seulement aux grandes occasions. Mais qu’allons-nous faire de nos robes de soirée ?

Christian Dior, 1949 – robes Venus et Juno

Cette inquiétude paraît indécente. Dans la houle tragique de la crise COVID, nous pensons aux étudiant·e·s, aux intermittent·e·s du spectacle, aux soignant·e·s, au monde dont on nous dit qu’il s’écroule. Nous ne pensons pas aux rouge à lèvres, minaudières, échancrures satinées qu’on ne réserve qu’aux samedis soirs. C’est ainsi que la beauté devient un dommage collatéral : le paradigme de l’apparence disparaît, au moment où sa légèreté nous est pourtant vitale.

Faire un effort ? À quoi bon et pour qui ? Nous voilà bloqué·e·s, confus·e·s dans des journées bancales, dans des pyjamas et des joggings maussades. Le temps consacré à l’édifice du paraître s’est dissout. L’ordinaire terrasse tout.

La promesse de l’inattendu, au contraire, motive les attentions, les changements de looks, les envies de nouveautés. C’est parce qu’au-dehors, le péril de l’inconnu nous guette que nous nous préparons chaque matin à affronter le monde. Comme si nous devions toujours être prêt·e·s à une rencontre ; celle du désir ou de la danse, ses manteaux d’ivresse et de déshinibition, le plaisir des regards sur soi, des examinations du début de soirée qui permettent de mesurer l’effet qu’on fait.

Yves Saint Laurent – Vogue Paris, 1970, Jeanloup Sieff

Si la disparition de la toilette m’inquiète c’est parce que je ne connais que trop bien l’expérience de joie et d’excitation que procurent la beauté et l’évènement. Se faire une beauté c’est se mettre en joie. C’est sortir de l’habitude, de l’ordre de la nature pour créer une intrigue, un fantasme. Qu’y a-t-il de plus étourdissant qu’une illusion de beauté ? De plus fou que le mirage de l’artifice ?

Avril for Alaïa, 2006, Sarah Moon

Tout le grabuge du monde est en pause lors d’une mise en beauté. C’est un moment gratuit et solitaire, lacunaire souvent, mais un moment qu’on arrache au tumulte du dehors pour se préparer à l’affronter. Nos armes proviennent de nos ablutions. Comme un rite protecteur, une superstition légère, nous nous embaumons de parfums et de crèmes pour vernir nos secrets. Artillerie efficace de la mode contre les autres et pour soi. Se reconnaître en effaçant les traits naturels. Le paradoxe d’un régime de vie soumis à l’immanence.

Pourquoi faudrait-il nécessairement qu’un regard se pose sur moi pour me rappeler à mon existence ? Pourquoi ai-je besoin de toi pour faire attention à moi ?

Thierry Mugler par Sarah Moon, Marie Claire France, mars 1984.

L’inquiétante morosité de nos tenues depuis la pandémie nous enjoint à oublier nos corps. À n’y plus prêter attention on les croirait disparus. Ce sont les moments de débordement et d’effervescence qui nous les rappellent. Le cas particulier de la soirée se révèle en tant que force disruptive dans un quotidien marqué par le contrôle de soi. La nuit transgresse les règles du jeu, la soirée est l’espace du tout-permis. Le corps devient un atout. Il tremble, il vibre, il se montre. On ose des décolletés plus plongeants, un fard plus foncé, d’autres textures, d’autres dessous. La nuit est le terrain de jeu de la mode qui nous permet de nous incarner – étymologiquement, de revêtir notre corps charnel.

Choisissons n’importe quelle opportunité, n’importe quelle banalité. N’importe quel jour sur lequel jeter son dévolu. Ne pas attendre, forcément, le 19 mai. Mais un soir peut-être, cette semaine ou une autre, oser cette dentelle roulée en boule dans un tiroir. Pour rien du tout. Pour le simple plaisir de sortir le grand jeu.

Amélie Zimmermann

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