Entre les Césars et la Fashion Week, Paris s’est vue assiégée par les robes de soirées et les smokings flambant neufs. Faux cils et faux ongles, corsages serrés, brushings tirés, ceintures closes, gaines atrophiantes : bref, le bric à brac de trucs peu conforts pour tiquer l’oeil des médias. Et ainsi, resplendir… Comme toujours, sous ces secondes peaux artificielles, des signaux politiques s’allument. Chez Dior, délibérément, on nous parle de consentement et de féminisme. Appel à la révolte placardé sur de gros néons, histoire de nous faire comprendre que la balle est dans notre camp. La mode, maintenant, se veut féministe : mais comment être féministe, quand on veut désespérément, insupportablement, être toujours belle ?
J’aimerais moi aussi résister à cette tentation, mais la vie m’a fait le cadeau béni d’un minois pas trop laid et d’un corps plutôt commode alors je rentabilise la marchandise et empaquète le tout depuis l’adolescence. Puberté gagnée et féminité qui pointe, ricanant déjà de voir tous ces complexes terminer le travail d’une nature d’ordinaire plutôt bien faite. On est jolies, mais ils font en sorte qu’on ne le soit jamais assez ; on est jolies, voilà la sentence obsédante qui nous est imposée.
Les radars de l’apparence rôdent partout ; à chaque miroir son coup d’oeil, et chaque photo où je ne rayonne pas est une photo perdue, supprimée. Fliquées depuis les règles, car une fois entrées dans la fécondité, on nous offre sur un plateau d’or la possibilité d’être belle, ou celle tout autant concluante de pouvoir séduire. Alors on se fait une raison de cette police insidieuse dont le premier décret est sans appel : sois belle et tais toi. Et pour ça, tous les coups sont permis. Stratagèmes et vicissitudes se mettent en place: sois belle et souffres-en, car pour l’être il faut souffrir indéniablement.
L’apparence, en soi, est déjà une forme de douleur intériorisée, un fardeau à porter. On se trimballe avec une carcasse, on essaie de s’y accommoder en l’ornant parfois d’un fard ou d’une jarretelle. Mais peut-on jamais se satisfaire de l’apparence qui nous a été léguée? C’est sûrement trop conjectural pour qu’on l’accepte : nous voulons une mainmise sur notre beauté. Voilà à quoi nous sert la mode, surtout à nous les femmes ; à reprendre le pouvoir sur une chair qui nous échappe.
En ce sens là, s’il faut souffrir pour être belle, alors c’est une souffrance qui en tait une autre. On tente de se rassurer, avec ces injonctions aux minauderies qui coûtent un bras, d’être à la hauteur, de camoufler un peu le désarroi du corps nu. Parce que cette nudité nous pèse : elle est encombrante, elle est insuffisante, nous rappelle à notre finitude. Et puis la nudité, elle nous rend vulnérable, alors la mode, même si elle les fait souffrir, elle réconforte les femmes.
Faut-il souffrir pour être belle ? Si encore le gage de la beauté était de m’offrir le bonheur… La beauté chez les femmes se génère comme fait totalisant ; essence du féminin, muse, égérie, Vénus aux allures célestes, son corps taira le reste. Corps des femmes marchandés, qu’il faut dorloter pour les exposer dans des vitrines, les rendre publics, les leur enlever. Je refuse pourtant de croire que la mode n’est qu’un levier pour nous asservir encore plus. Et puis on s’en donne à coeur joie : forme de masochisme consenti, c’est un régal que de s’employer aux jeux d’Aphrodite qui flagellent l’épiderme. On peut même s’y trouver, tomber sur soi au détour d’une coiffeuse, faire fi des convictions moralisatrices et s’effaroucher dans les fastes de cette si plaisante beauté.
Quoique je fasse, non, ça ne me dérange pas cette chaussure qui cabre mon pied, ce collant qui estampe ma peau ou bien cette jupe trop étroite qui joint mes cuisses. Au contraire, ma silhouette, si je le veux, sera épinglée, tirée de tous les côtés, inconfortable et même contre-nature. Mon féminisme est-il insuffisant ? Je suis tout ce qu’on attend de moi : réfléchie, consciente des mécanismes qui gouvernent ma condition. Mais aussi apprêtée, jolie, la bouche en coeur… Est-ce pour autant qu’elle ne peut pas aussi s’ouvrir et s’égosiller à corps et à cri, tirer la gueule et beugler mon droit à être entendue, plutôt que toujours devoir être vue ?
Certes, c’est ennuyant de vouloir toujours être jolie, de se donner tous les moyens pour y parvenir, y compris les plus fallacieux. Mais nier ce corps et ses masques n’avance en rien l’idée de moi qu’on se fera : je resterai, toujours, femme, beauté potentielle, barbaque pendue à leurs regards qui veulent y goûter. Autant, peut-être, m’en amuser… Autant, sûrement, lui imposer tout le désagrément de la mode qui le blesse un temps mais qui me rassure et me console. Ecorchures volontaires et incommodités chéries… faut-il souffrir pour être belle ? Je m’en moque. Si je la tire ou la tord, la décore ou la pare, alors elle sera mienne, toute à moi et à moi seule, car ma peau ils ne l’auront pas.
Amélie Zimmermann