la mode va-t-elle vers sa propre fin ?

La mode que nous connaissons aujourd’hui semble infatigable, inévitable. Devenue référence majeure de la culture pop, elle n’a cessé d’écraser ses rivales pour s’imposer dans nos existences, en plein cœur de l’intime. Actionnaire de nos vies, de nos apparences et nos goûts, elle s’auto régule selon ses propres lois : rapidité, productivité, quantité. Et nous, devenus tributaires de son pouvoir, immiscé sur nos écrans et notre peau, nous n’avons plus de recul et la vie se vit selon son rythme à elle. Seulement, elle a détourné les saisons pour faire toujours plus de collections : toujours, nous aurons quelque chose d’autre à porter, à acheter. Ainsi est la règle d’une mode sempiternelle, qui ne s’arrête plus, jusqu’à, sûrement, sa propre perte…

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Charles-Frédéric Worth (XIXe siècle), pionnier de la couture.

« Fashion week » ; cette expression (trop) générique ne saurait aujourd’hui désigner une semaine de la mode à proprement parler. Il faut comprendre ce qu’il y a d’histoire derrière ce terme flou pour saisir les mutations réelles qui secouent l’industrie. Au XIXe siècle, les collections des maisons parisiennes étaient présentées aux client.e.s lors de salons privés. Ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du XXe siècle qu’il fut décidé d’un moment précis dans l’année pour dévoiler toutes les tendances de la saison suivante. Six mois en avance : c’est ainsi que la mode vit. Décideuse de ce que sera notre futur, elle l’est, pour le meilleur et pour le pire…

 

Dans les années 1940, la mode s’ouvre aux journalistes avec la Press Week, plébiscitée par Eleanor Lambert en 1943. Rapidement, la mode grimpe et gagne les cœurs : tout le monde veut la suivre, tout le monde doit la voir. Et depuis les années 1970, institutionnalisée par la Fédération Française de la Mode à Paris, la fashion week s’impose comme évènement incontournable de la mode.

 

Or, il semble désormais que cette fashion week ne porte plus très bien son nom ; plutôt qu’un évènement ponctuel, elle s’est mutée en un rendez-vous quasi bimensuel, multi géographiée, complètement éparpillé. Entre les pré-collections, les collections des hommes, celles des femmes, les défilés métiers d’art, les défilés haute-couture, les collections croisières et les collections Bridals (mariées), certaines maisons doivent présenter une dizaine de collections par an (et une collection doit présenter au minimum 25 tenues différentes).

Cette effervescence ne s’arrête pas là : depuis la montée des réseaux sociaux du début des années 2010, l’attente décélère entre le temps de présentation et celui de confection, de sorte à ce qu’à peine sorti.e.s du défilé, les potentiel.le.s acheteur.se.s puissent directement acquérir leurs pièces coups de cœur. Désormais, il n’existe plus une fashion week, mais des centaines de déclinaisons, entre Paris, Milan, Londres, New York, mais aussi Copenhague, Seoul, Madrid, Mexico, Tokyo ou encore Barcelone… La fashion week, prise au sens strict, n’a plus de pertinence. L’appellation désormais mensongère généralise un système de mode qui marche à cent à l’heure, partout, tout le temps, pour rendre insatiables les consommateur.ice.s à force de gavage d’images et d’envies illusoires, pour abîmer leurs yeux et leurs ventres avides.

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bel exemple de greenwashing

Les conséquences d’une telle boulimie sont terribles. D’abord, bien entendu, elles sont très dangereuses pour l’environnement. Or, cette répercussion pour la mode n’est qu’un prétexte pour ouvrir un nouveau marché et générer de nouveaux profits, quelle que soit l’idéologie qui le dirige. Amoralité et business guident l’industrie, détournant la tendance green à des fins commerciales qui, au fond, doivent bien amuser les industriels.

à la fashion week printemps/été 2020 : petites robes fatiguées d’être blanches et courtes, d’être tout ce que l’on a déjà vu

 

 

Une conséquence qui, peut-être, est susceptible d’arrêter la mode serait bien celle de son propre intérêt : tous ces défilés sont devenus lassants et gangrènent ce qu’il reste de créativité dans une industrie chancelante sous la compétitivité. Il n’y a plus de lois pour vendre plus (et donner l’illusion aux consommateur.ice.s, bêtes en pâture, d’acheter mieux : alors que tout de même, iels continuent d’acheter). L’anarchie est totale : et pourtant, tout le monde fait la même chose, les silhouettes se répètent, de Paris à Copenhague, de Tokyo à Milan…

chez Giambattista Valli, les couleurs, les formes, les airs se ressassent…

 

 

La saison dernière, pour la fashion week printemps/été 2020, de nombreux défilés se ressemblaient, sans sortir aucunement du lot, sans approche particulière. Elie Saab, Giambattista Vali, Isabel Marant, Chloé, Hermès… À la vue d’un show Celine, infatigable rengaine jamais abandonnée, ou d’un défilé Saint Laurent, dont les silhouettes récidivent chaque année, il est légitime de vouloir réformer la mode. Et ainsi poser la question de la nouveauté dans cette mode cyclique, qui ressasse les mêmes airs au point de devenir rébarbative.

 

 

Bien sûr, certains moments sont privilégiés. Certains défilés sont des bijoux dont il serait absurde de vouloir se priver ; mais ne faudrait-il pas annuler l’obligation que porte chaque maison à présenter tant de collections en une année ? Ne devraient-elles pas, en gage de leur valeur et de leur qualité, attendre le moment opportun avant de vouloir vendre ce qui de la saison précédente ne se distingue plus bien ? Il faut oser penser une mode hors d’un système froid et méthodique, globalisé. Une mode indépendante qui vivrait selon la cadence alternée de chaque créateur, créatrice, leur bon vouloir pour seule pendule, leurs idées en métronomes décalés. C’est possible et jouable : cela a déjà été le cas.

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innovant, remarquable, singulier : le défilé Valentino Haute Couture été 2019 donne envie, au contraire, de toujours y croire

L’effort de penser la mode autrement, pour la montrer de manière alternative, est impératif et nécessaire à son bon fonctionnement. Pour qu’elle reste créative et sensée, il faut en définitive remanier l’approche qu’on en a. Les fashion week doivent pouvoir dire quelque chose ; or, à présent, nous n’en distinguons qu’un brouhaha informe, une sorte de vagissement sans fin dont nous ne pouvons rien apprendre, rien retenir. Bien sûr, la mode est une cacophonie joyeuse ; mais alors donnons-lui le luxe véritable, celui après lequel il faut courir. Offrons lui le temps, et elle servira notre époque. Donnons lui une pause pour qu’elle se révèle à nous dans toute la splendeur de son art ; apprenons à être patients pour que chaque moment de grâce compte.

Amélie Zimmermann

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