utilisateurs d’internet, profils disparates des réseaux sociaux, chers comptes instagram scrupuleusement scrutés et pourtant jamais connus, avatars et notifications par centaines
Chers nous, devenus les hologrammes de nous mêmes,
2 milliard sur Facebook, 330 millions sur Twitter, 700 millions sur Instagram, 555 millions sur Tumblr. 51% des Terriens sont internautes, chaque Français passe en moyenne 1h20 par jour sur les réseaux sociaux. Sur une vie entière, 5 ans et 4 mois tout entiers leur sont dédiés. Internet a été fondé dans les années 90, et en 2000, la bulle Internet explose : 368 540 000 ordinateurs sont connectés. Depuis 2014, plus d’un milliard de sites internet ont vu le jour. Et nous y fleurissons, butinant de navigateur en navigateur, les abeilles virtuelles de cette réalité augmentée, nous nourrissant des amitiés naissantes sur Facebook, jamais rassasiés du nombre de like, abreuvés par cette envie de partager nos vies, de nous retrouver dans un espace qui nous est commun.
106 millions d’utilisateurs Linkedin. Nos vies se font et se défont sur nos réseaux. Nos avenirs y sont décidés, c’est sur Internet que nous jouons nos carrières, qui y évoluent, qui peuvent y être à jamais détruites. Paradoxe de la société des écrans : tout y est éphémère, mais tout s’y inscrit toujours, traces non négligeables de notre passage sur la terre des onglets qu’on ouvre, qu’on ferme. Mouvements inlassables des pages affichées, refermées, des historiques qu’on croit pouvoir effacer et des messages indésirables qu’on décide de ne pas voir. Le travail, désormais, c’est Internet. Le casting s’y fait, on s’arrange pour que nos profils fassent de nous des êtres lissés et prêts à l’emploi, tout à fait conscients d’être recrutés sur les critères des pages qui représentent nos vies. On joue le jeu, car c’est ainsi, et ce n’est pas plus mal. Les opportunités tombent, les sites des petits jobs d’étudiants nous les offrent sur des plateaux dorés. On a la chance de pouvoir travailler depuis chez nous, sous le confort de nos couettes chaudes, et l’irrémédiable sort d’être dérangés à tout moment. Les vidéoconférences, les réunions Skype, les mails récapitulatifs du travail attendu… Les recherches Google qui sauvent la peau des lycéens. Souvent, on pense : que ferait-on sans Internet ? Et c’est juste, c’est bien vrai : ce progrès à qui l’on doit tant, qui nous permet tant, qui offre les possibilités de s’instruire, d’éduquer, de s’intégrer quand on est marginalisé, de comprendre la différence et le lointain, nous a appris à vivre différemment. Connectés en une chaîne, certes fébrile, mais dont nous faisons tous partie.
21,5 millions d’utilisateurs de Bitcoin. 21,5 millions de portefeuilles virtuels qui font leurs paris sur les sommes à gagner, qui ne reculent pas devant celles à perdre. Nous avons crée un système où la monnaie, bien ultime de l’homme matériel qui doit pouvoir se construire dans une vie marquée par la concrétude de son pragmatisme, passait jusqu’alors de mains en mains. Les chiffres défilent sur nos écrans et même l’argent, réalité la plus tangible qu’il soit, nécessité ultime pour sauver notre peau de consommateurs insatiables, se disperse à travers les algorithmes de nos ordinateurs surpuissants. Paradoxe de la société des écrans : pouvoir tout perdre en un clic, sans jamais en ressentir l’effet. Croire être protégé par la barrière infranchissable de ces deux mondes séparés.
110 millions de téléchargements de l’application Tinder dans 196 pays différents. Nous nous mettons en avant comme nous le pouvons ; meilleur angle, meilleur profil, contorsions habiles des corps, retouches sacrées et effets déformants. Gros seins, petite taille, gros cul, jambes longues, cheveux soyeux, dents blanches, pas de poils : aimez-moi, commentez-moi, voyez-moi, touchez-moi je suis à portée de mains, à bouts de bras, aimez-moi. Les incantations silencieuses de nos égos gonflés des réseaux, qui crient leur solitude étalée à la vue de tous. « Communauté », « amis », « match », « follower », nos relations sont-elles devenues artificielles ? Loin de tout, on peut s’écrire, se téléphoner, se voir même pixelisés, on se screene, on s’épie, on s’envie. Loin de nous, on se perd dans la contemplation ravageuse de cette compétition démesurée.
7,442 milliards de terriens. Hommes et femmes, de chair et de sang, nous ne sommes pas devenus des robots. Ni des hologrammes, ni des profils. Nos notifications ne nous aliènent pas et ne soustraient pas à notre condition première, et au fond, elles nous augmentent d’humanité, nous transcendent et nous échappent. Nous avons toujours été ainsi ; faits d’hypocrisie, de Choderlos de Laclos à nos applications de rencontre, le système des apparences existe en nous, terrible et écrasant mais consubstantiel à notre espèce. Ce n’est pas pour autant que nos relations ne sont pas réelles. Au contraire, cet immense espace de libertés et de contraintes, pétri de contradictions, que nous aimons et haïssons à la fois, cet espace qui nous est offert et dans lequel nous circulons séparés de nos repères spatio-temporels habituels, nous rapproche encore plus de ce que nous sommes en substance, et non pas en surface. Car Internet est la vraie vie, et c’est de cela dont il faut se souvenir. Plutôt que de se morfondre dans une amertume profonde ou de s’oublier dans l’ignorance, prenons conscience qu’Internet nous héberge, nous recueille, qu’Internet nous offre l’abris au fond duquel nous pouvons tous crécher. Ce qu’il s’y passe n’est pas une chose abstraite et sans incidence sur la vie matérielle : c’est de notre responsabilité de considérer Internet comme notre réalité, réalité agrandie de nos vies qui s’y promènent. Nos relations à autrui sont toujours vraies, même si elles y naissent et y fanent. Toujours habités des mêmes émotions troubles, jamais insensibles ou apathiques à l’entrée de quelqu’un dans nos cercles, nous restons humains. Humanité déclinée de ses vies virtuelles, humanité grande de ses connexions brouillées qui, d’une manière ou d’une autre, retrouvent toujours un chemin vers sa quête absolue. L’authentique rencontre avec l’autre.