frite is the new chic : ou quand la mode rit d’elle-même

En cette semaine de la Haute-Couture où les défilés les plus éblouissants et luxueux du monde se tiennent à Paris, et où les richesses les plus importantes du monde viennent se bousculer à leurs premiers rangs, il était nécessaire, il me semble, de prendre un petit peu de recul. De la légèreté, non pas celle des mousselines voletant au Grand Palais ou celle des mannequins longilignes tourbillonnant dans ce festin de beautés précieuses, mais plutôt celle qui est primaire à la mode, consubstantielle à ce milieu où les rires et les drames voltigent dans les mêmes secousses, avec les mêmes fracas. Car la mode, industrie très sérieuse générant un capital et une influence de taille dans notre société assommée d’images artificielles, avant d’être ce qu’on dit qu’elle est, n’est qu’un jeu. Jeu d’enfants où les protagonistes sont appelés Enfant terrible, Marie-Antoinnette ou Kaiser de la mode, personnages d’une Commedia dell’arte réinventée, d’un bal masqué qui ne se termine jamais à minuit.  Un jeu où les règles sont dérisoires, où les codes se bousculent, un jeu dont les dés proviennent du hasard d’une vie au petit bonheur la chance, mais qui ont une force de frappe non négligeable. Là où l’on croit souvent que les gens de la mode, narcissiques stéréotypes imbus d’eux-mêmes, sont des créatures autocentrées et autosuffisantes, il faut comprendre toute l’autodérision de cette grande mise en scène. La mode, en effet, avant d’endosser toutes les fonctions qu’on peut lui substituer, est une parade joyeuse des folies créatives où le chef d’orchestre, maître de rigueur, n’est autre que l’humour.

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Alors que la mode crée aujourd’hui plus de chiffre d’affaires que l’industrie automobile et d’aviation réunies, totalisant la modeste somme de 150 milliards d’euros (chiffre calculé par l’IFM), on pourrait s’attendre à ce qu’elle ne rigole pas, bien au contraire. Certes quand il s’agit d’organisation, de défilés chronométrés, d’éditoriaux scrupuleusement calibrés ou de casting à la pointe, la mode se revêt de ses atouts financiers très sérieux et s’en va en cavalcade à la rencontre des plus grandes puissances mondiales. Certes, elle ne rigole pas non plus quant à son impact écologique, en se plaçant à la tête du classement des industries les plus polluantes, polluant ainsi 70% des cours d’eau en Chine, responsable selon la Banque Mondiale de 20% de la pollution dans le monde. Elle ne rigole toujours pas quand il s’agit des droits du travail, elle qui promeut la mondialisation avec 75 millions d’employés de par le monde, mais allant jusqu’à exploiter pour certaines usines de textiles le travail infantile, imposant parfois aux enfants 64h de travail par semaine au Bangladesh, pour gagner 30 euros par mois. La mode est un monde à part dont l’abondance des contradictions rend le contraste insupportable ; elle se déresponsabilise des phénomènes qu’elle engendre pourtant en toute conscience, et le monde ferme les yeux.

 

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Pourtant, aujourd’hui les choses changent, et c’est pour cela qu’il me semble important de rappeler à l’ordre ceux qui voudraient voir en la mode un outil politique auquel on incombe des restrictions, des devoirs et une loi morale. Il est certain que la mode peut être politique ; elle peut porter un message engagé ; tout comme elle peut, et très franchement devrait, assumer une conduite éthique. Mais n’oublions pas qu’elle est une industrie de l’amusement, elle sert à divertir, à faire sourire. Ce double jeu perpétuel entre son sérieux inébranlable et sa propre satire fait sa force et fait d’elle une chose attendrissante, et surtout, légère. Karl Lagerfeld, grand maître de l’absurde et du politiquement incorrect, dit à la fin de son défilé Haute-Couture ayant eu lieu il y a deux jours « there is time for prettiness when the world is becoming too ugly », et c’est exactement l’attitude qu’adopte la mode depuis peu. Non par amertume, mais plutôt pour égayer les journées dures des quotidiens sans répit, et faire de la vie une aventure où la beauté peut s’immiscer en dansant avec humour. Où l’on peut rire de tout, et surtout de soi, car le rire et la dérision sont les armes de charme contre les mauvaises farces de la vie les plus efficaces. Très consciente de sa propre situation et des clichés véhiculés par son microcosme codifié, la mode décide de faire du second degré sa seconde peau, et de prendre la distance nécessaire pour se délecter, avec l’humeur des matins d’été, de ses artifices éphémères. Le travail de magazine d’art Toiletpaper, dont fait notamment partie l’artiste Maurizio Cattelan, pour la campagne Kenzo automne/hiver 2013/2014 témoigne de ce retour sur soi plein d’humour : très décalées, les photos-collages représentent des mannequins en poupées vaudou, à la portée de deux mains vernies épinglant sur eux les vêtements de la maison. Marionnettes assujetties ou tortionnaires glamours selon l’angle de vue : toujours est-il que la mode exerce avec finesse l’autodérision à son plus haut degré. C’est ce que représentent des personnalités telles que Loïc Prigent, journaliste insolite du milieu, et Mademoiselle Agnès, son acolyte. L’un tweete des phrases entendues ou rêvées, anecdotes excellentes du goût douteux d’un univers où toutes les extravagances semblent délicieuses, qu’il a retranscrit dans un petit livre dont le titre contient toute la subtilité : « J’adore la mode mais c’est tout ce que je déteste ». L’autre se filme sur instagram en femme Céline ou femme Gucci, arborant leurs mimiques les plus outrancières pour avoir l’air, parodies délirantes de celles dont rien ne dépasse jamais.

 

 

Alors oui, il reste du travail dans la mode pour assumer son influence actuelle, qu’elle ne semble pas toujours contrôler, mais qu’elle détient sur les générations nouvelles ; oui, il lui faut travailler sur ses nombreuses faiblesses pour s’ériger en industrie responsable. Mais, par pitié, ne faisons pas de la mode un monde lisse et balisé, gardons-la aussi telle qu’elle est : drôle de ses maladresses, légère et jolie, le cliché que l’on adore tous car il rend les gens fous. Car de cette folie, j’en suis sûre, on peut tirer plus que de simples habits, pour faire de nos vies des mascarades colorées, de nos humeurs des euphories incontrôlables.

Amélie Zimmermann.

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