Le temps de quelques rayons de soleil, et le Paris de cette fin de fashion week s’illumine. Réchauffées par les mouvements de foule, les défilés enchaînés et la fougue de ceux qui attendent la sortie des célébrités, Paris et sa renommée brillent plus haut, plus fort. C’est la promesse d’un printemps ravivé des souvenirs de mai 68, d’une année électrique à redéfinir les révolutions qu’il nous reste à mener.
En partant de mai 68, Maria Grazia Chiuri retrace l’histoire de la mode Dior et celle de Paris. Destins croisés, irrémédiablement enlacés dans le dessin de leurs lignes décousues : Paris, la mode, la protestation. Le parterre du musée Rodin s’est réapproprié les mythes d’une époque dont on dit aujourd’hui qu’elle était plus libre. Le musée Rodin tout entier recouvert des affiches et des slogans de ce mois de la jeunesse, de la fanfare, d’une révolution sociale, sexuelle et d’une rupture française. Mai 68. Maria Grazia Chiuri, en prenant appui sur un tel contexte, cherchait-elle plutôt à rendre hommage ou à rendre compte ? Faire le point des avancées et des reculées qui ont suivi cette période de folies où tout semblait possible, où tout était à refaire. Mai 68, c’est définitivement la mode en elle-même : tumultueuse, provocatrice, enragée. Dans ce tourbillon de phrases écrites en caractères gras, « women’s rights are human’s rights », « un homme sur deux est une femme », et, en entrée du catwalk « i am a woman », la tête nous tourne déjà de tant de réclamations et de révoltes décriées. Pourtant, Dior, la mode, le musée en lui-même : n’est-ce pas tout ce que mai 68 dédaignait ? Le syndrome du capitalisme aigu, de la surenchère des médias, de la consommation de masse, et du luxe, risible luxe, ostentation du luxe d’un monde doré… La mode a-t-elle sa place dans un tel débat ? Maria Grazia Chiuri, depuis 2016, présente des collections Dior qui prennent ce parti pris. Oui, la mode est politique, la mode peut être un acte de protestation. Se vêtir, c’est quelque part brandir une affiche sur son corps, et devenir un être civilisé dont les codes, les symboles et les idées transparaissent alors sur son anatomie. Se vêtir, c’est porter sur soi le signe de ses convictions, de ses idéaux. La trace de ses combats, et celle encore naissante des colères qui nous animent.
Alors le défilé Dior, vu sous cet angle, devient plus qu’une simple allée et venue esthétique de mannequins longilignes, sorte de réinterprétation des codes de beauté de la maison de couture française. Au contraire, c’est un spectacle effrayant où l’entrée, recouverte du gigantesque « i am a woman » en porte-drapeau, laisse entrer et sortir les mannequins comme d’un ventre fumant et gargantuesque. Accouchement des femmes d’aujourd’hui, individus indépendantes à leur sexe, qu’on leur a estropié mais qu’elles récupèrent désormais dans ce carnaval où elles ont toutes leur place. Elles sont là, et portent tout, sans prohibition, sans règles ni lois : les couleurs se mêlent savamment, les tissus s’épousent en patchworks, les détails se déclinent de l’aztèque à la dentelle, de la fleur au béret… Les corps se dévoilent dans de longs jupons transparents, et se rhabillent sous les costumes masculins. « C’est non, non, non et non ! » lit-on sur le pull qui ouvre la collection. Non, et oui, oui ou non : qu’importe tant que c’est ce que l’on veut, mis à même la peau ou sous des couches de tissus, tant que c’est une liberté pas permise mais que l’on s’octroie. Véritable luxe : celui de choisir, d’être, et de se laisser vivre. Allez, jeunesse, vivez et récoltez au coeur de vos passions les étincelles des luttes qu’il faut encore faire vibrer…
Diana Vreeland est la femme de ce défilé, la femme point-de-départ, celle par qui tout commence et dont le relai doit être pris. Et la femme à qui Maria Grazia Chiuri passe le témoin, c’est Adwoa Aboah, qui clôt le défilé. Femme, muse, mannequin, inspirée et inspirante : c’est le visage d’une époque qui se renouvelle, comme le sous-entend le miroir collé au plafond du musée Rodin. Les affiches de mai 68 envahissent l’espace, et laissent penser que le passé a désormais une suite. Il faut pour l’accepter, accepter de regarder en arrière. La mode, qui est une course sans fin, n’a sûrement pas de ligne d’arrivée. C’est son chemin, cette course folle, l’adrénaline de ses tournants et de ses détours qui nous intéressent. Course qui n’en finit plus, qui ne s’arrête pas : et qui donc, forcément, récolte le suc de la jeunesse, témoigne de ses apprentissages, et l’accompagne le temps de ses déboires. Voilà pourquoi la mode peut être un acte de protestation : parce qu’elle définit ce que l’on est un temps donné. Et si l’on veut changer, c’est maintenant qu’elle peut nous être utile.
Amélie Zimmermann.