La mode a fait du corps un objet de consommation. Bien loin de sa futilité apparente, elle n’est pas une contrefaçon de l’identité mais traverse les espaces pour déterminer le corps et l’individu qui le porte. Cette photographie, prise par Mario Testino pour la campagne printemps/été 2003 de Gucci, où Tom Ford est alors directeur artistique, met en œuvre une tension emblématique de la photographie de mode féminine ; ni objet ni sujet, le mannequin doit négocier sa propre subjectivité dans l’image. Le porno-chic, tendance marketing courue par Gucci au début des années 2000, cristallise l’ambiguïté de la représentation des femmes dans la mode. Au-delà des tabous socioculturels qu’elle semble enfreindre, comment permet-elle la construction sans consensus d’une identité féminine par sa sexualité ? Et à quels risques ? En tant que système de représentations symboliques, la mode moule ainsi un imaginaire commun instituant des normes qui parquent les corps. Mais la mode, aussi, peut déconstruire : c’est là l’un des objectifs du porno-chic.
Cette photographie emprunte tous les codes esthétiques de la pornographie : la promiscuité du regard, la proximité de l’organe génital féminin, l’image léchée, l’obsession du détail qui, ici, se joue au niveau de l’épilation du pubis… L’image restitue un réel certes similaire à celui qu’on connaît, mais expurgé de toute vie et d’humanité : on ne voit que des corps tendus, prêts à la performance, robotisés. Le pubis, en pleine lumière, concentre toute l’attention et renvoie à l’obéissance des femmes en jeu dans la mode. C’est en effet la haine de la faiblesse contre laquelle la mode s’insurge qui est ici explicitée : l’épilation quasi intégrale, si elle renvoie certes à l’innocence et la docilité, donne à voir la fonctionnalité d’un corps dominé et gouverné, qui ne se laisse pas aller, un corps sur lequel nous avons, le.a spectateur.ice mais aussi la mode, en tant qu’administratrice des corps, toute emprise possible et légitime.
Le cadrage guillotine la mannequin pour ne se concentrer plus que sur son sexe, seul atout de son corps, seul organe méritant l’attention et percutant le regard. Il est le jouet de l’homme, le seul à pouvoir l’activer : l’homme a la permission de toucher, de voir, de juger. La femme ainsi décapitée ne voit plus son sexe qu’au travers du regard hétéronormé et désirant du mannequin à genoux, du photographe et de la société. Pourtant, il s’agit bien de la conquête du point G, et de ce fait du plaisir féminin : cette campagne publicitaire s’avère plus ambiguë qu’elle ne paraît.
Gucci est ici la promesse d’une jouissance physique et matérielle ; le point G devient une métonymie et le plaisir féminin appartient désormais à Gucci. Ce qui semble au premier abord être une transgression est en fait un procédé plutôt banal : l’usage du corps des femmes et du plaisir féminin à d’autres fins que les leurs est une combine très présente dans l’espace public. Le corps d’une femme nue sert à calmer les foules, à y déverser des pulsions trop intenses pour être contenues. Le corps d’une femme nue est un spectacle que la ville donne à voir.
Le porno-chic l’investit pour y projeter des images fantasmatiques et censurées. La nudité des femmes sert de déclencheur aux désirs tabous et rend possible ce qui est originairement prohibé. Il demeure pourtant dans le porno-chic une hiérarchisation des pratiques sexuelles marginales que l’on peut montrer ou non. Fétichisme, sadomasochisme, homosexualité, viol, sont plutôt tolérés, alors que zoopholie et pédophilie ne le sont pas (ou peu). Le viol fait intégralement partie de l’imagerie porno-chic parce qu’il relève d’un dispositif culturel qui prédestine les femmes à embrasser leur propre impuissance. Selon Virginie Despentes, « le viol ne trouble aucune tranquillité, c’est déjà contenu dans la ville » (King Kong Théorie) : la jouissance de leur propre infériorité se réalise à travers le fantasme du viol et du masochisme, constamment mis en scène dans l’espace public. Dans la photographie de Testino, l’identité féminine en elle-même est abrogée : il ne peut y avoir de viol puisqu’il n’y pas d’individualité. L’absence de visage rembarre la relation éthique qui conduit normalement les êtres humains entre eux, et la réifie ainsi pour la subordonner au désir des passants. Ce corps n’est pas individualisé, alors tout est permis.
Si le porno-chic a pu produire des images efficaces pour basculer les rapports de force en jeu dans la sexualité (Madonna album Sex, Newton), en reconstruisant de nouvelles normes, le porno-chic semble à l’inverse s’être conformé au travers de cette image. Elle obéit en effet aux logiques qui répartissent les genres depuis leur naissance. L’argument déployé par la marque face aux critiques (l’homme est agenouillé : nous libérons le plaisir féminin) aurait pu être valable si l’image n’obéissait pas aux codes pornographiques, eux-mêmes dérivés des codes culturels genrés et institutionnalisés par la société patriarcale, hétéronormée, raciste et grossophobe. L’image produit son effet ; cela est une réussite pour la stratégie marketing de la marque. Mais elle échoue à remettre véritablement en question les rôles attribués aux deux genres lors d’une relation sexuelle, ainsi qu’à remettre en question les codes de beauté utilisés par la pornographie et par la mode. Les tabous socioculturels visés par le porno-chic (qui initialement tend à les défaire) sont en fait simplement nourris par une telle photographie. Le porno-chic doit déranger ; or, dans cette image précisément, il corrobore le spectateur dans une représentation du genre et de la sexualité dont il a déjà l’habitude. Et qui, malheureusement, n’est plus si choquante.
Amélie Zimmermann