La semaine dernière, le 1er mai est plutôt mal tombé en France. Dans la mode aussi, il a eu un goût amer : la fête du travail, chérie par les amoureux de la République aux bérets bleus, n’avait définitivement plus lieu d’être après la vidéo postée le jour même par Ajak Deng. Jeune top de 29 ans, elle y dénonce, désespérée, les conditions de travail d’un métier qui l’ont rendue suicidaire.

Ajak Deng est née au Soudan et a rejoint en 2009 la prestigieuse agence IMG Models. Si elle a déjà voulu hausser le ton quant à son métier, en évoquant le racisme latent du milieu et en menaçant d’arrêter sa carrière en 2016, le 1er mai a marqué un nouveau tournant dans la violence de son témoignage. Le cas d’Ajak Deng n’est pas particulier. On sait les mauvais traitements subis par les mannequins, mais on préfère regarder leurs jolis minois et les laisser nous vendre l’illusion de leurs vies parfaites. Mais c’en est assez. Les mannequins, désormais, brisent le silence et leurs propos sont alarmants.
Ce métier est méconnu mais adulé. Aux devants des caméras et des défilés, les new faces et les supermodels boivent du champagne au petit déjeuner, parcourent le globe en Prada et cumulent les abonné.e.s sur Instagram… On envie leurs peaux lisses et leurs soirées, bref, on jalouse ce qui ne semblerait être en fait qu’un grand coup monté. Or depuis peu de temps la supercherie s’effondre ; les langues, bien que timides, commencent à se délier.
Les mannequins ont désormais un outil de taille pour se connecter au monde et lui adresser leurs plaintes : Instagram. En 2017, c’est sur ce réseau social que le top Cameron Russel lance le hashtag #MyJobShouldNotIncluseAbuse. Elle publie sur son compte une centaine de messages anonymes, d’ami.e.s et de collègues victimes d’attouchements et de situations dangereuses. Edie Campbell écrit à sa suite une lettre ouverte au magazine WWD. Tou.te.s ne demandent qu’une chose : virer les photographes aux mains baladeuses. C’est un appel enfin entendu…

Et encore. Certes, Terry Richardson, Mario Testino et Bruce Weber ont été remerciés par Condé Nast. Mais les dynamiques abusives au sein du métier se déclinent de manière suffisamment perverse pour que sur la balance des rapports de force les mannequins soient toujours les poids plume. Le métier commence trop tôt ; l’esprit encore trop malléable, les jeunes mannequins se voient désarmé.e.s face à leur vie de noctambules, où pour un shooting on est parfois prêt.e.s à tout, dans l’espoir de rembourser l’avion.
Vogue a lancé sur sa chaine YouTube une série de vidéos donnant la parole aux concerné.e.s. Les mannequins dénoncent enfin à visage découvert ce que Vogue a pourtant perpétré. En les interviewant, on peut prévenir les dangers d’un tel milieu, où de nombreux jeunes gens se retrouvent perdu.e.s, entre l’argent et le sexe, le pouvoir et inévitablement la solitude. Ces scandales, si longtemps tus, doivent faire l’objet d’investigations réelles dans l’industrie de la mode. Au-delà des paroles qui rompent le contrat officieux de leur silence, il faut des actions politiques décisives pour retourner le terrain et déminer le passage.
Des mesures ont été prises. James Scully, le directeur de casting le plus influent des deux dernières décennies, a dit stop : face à la déshumanisation des castings et aux critères toujours plus abjects de la mode, il a promis de dénoncer toute marque ou individu abusant d’un.e mannequin. Mais cet infiltré ne suffira pas à disséminer tous les comportements malsains contre lesquels les mannequins semblent impuissant.e.s. L’engrenage de la violence est systémique et doit être combattu à son origine.
Kering et LVMH interdisent ainsi la taille 32 aux défilés de leurs maisons et ont établi une charte à disposition des mannequins. Dedans : le numéro d’un psychologue, l’âge et les mensurations limites… Mes ces contrôles de santé servent de paravent au problème qui persiste : le métier en tant que tel continue d’être rabaissé.
Sans lois fédératrices et communes à l’ensemble du territoire européen (puisque le métier sous-entend forcément le voyage), sans accompagnement des parents pour les mineur.e.s, sans véritable déontologie propre au métier, les mannequins sont condamné.e.s à bouffer la poussière là où les photographes et les journalistes s’abreuvent d’or. Oui, grâce au mannequinat certain.e.s ont pu se sortir de situations désolantes. Mais les success stories sont rarissimes et camouflent elles aussi des vies trop difficiles. La beauté de ce métier tient certes à sa fragilité, à l’inconstance d’une vie bohème et éphémère. Cela ne doit pas déguiser la précarité.

Les mannequins sont indispensables au processus artistique grâce auquel émerge la mode ; iels incarnent mieux que quiconque une époque, une attitude. Le.a mannequin symbolise l’idée impérissable qui marque une génération. Bien sûr, son image capturée par l’appareil et reproduit par centaine élabore un lieu fantasmé dont on ne sait s’il existe vraiment. Toujours est-il que le.a mannequin, malgré la faute terminologique française qui porte à confusion, est bien vivant.e. Et il est grand temps de lui rendre sa dignité, car il n’y a plus noble comme profession que celle où l’on se sert de son corps comme d’un masque, et où en s’exhibant on dissimule un peu mieux le secret de son être.
Amélie Zimmermann