« Rockin’, rollin’, swaggin’ to the max
My bitch a fashion killa, she be busy poppin’ tags
She got a lotta Prada, that Dolce & Gabbana
I can’t forget Escada, and that Balenciaga
I’m sippin’ purple syrup, come be my Aunt Jemima
And if you is a rider, we’ll go shoppin’ like mañana
Her attitude Rihanna, she get it from her mama
She jiggy like Madonna, but she trippy like Nirvana
‘Cause everything designer,
Her jeans is Helmut Lang, shoes is Alexander Wang
And her shirt the newest Donna, Karan
Wearin’ all the Cartier frames
Jean Paul Gaultiers ’cause they match with her persona »
C’est sa chanson entière qu’ASAP Rocky scande avec comme lyrics une liste non-exhaustive des maisons de luxe les plus dans l’air du temps ; il choisit Rihanna pour incarner une icône d’un nouveau genre dans son clip, et la range à ses côtés dans le statut double d’égérie et de créateur. L’histoire du rap et celle de la mode paraissent éloignées en bien des points, l’une émergeant d’un milieu tu et tabou, l’autre d’un milieu aristo et puissant. Pourtant, ce n’est pas nouveau : la mode et le rap se répondent, dans un dialogue construit et déconstruit où les deux univers s’affrontent, se font face, s’unissent. Plutôt que simples pôles artistiques cloisonnés, ils sont des phénomènes en mouvement, contemporains et témoins de leur temps, ils sont des moyens d’expression primaires et inépuisables : ils puisent leurs racines dans la rue, viennent d’elle et se nourrissent d’elle. Une fascination en miroir pour deux cultures incomprises, belles de la pureté de leurs langages provocants.

Loïc Prigent, journaliste fashion qui filme le revers de la mode de son oeil dandy plein d’humour, le prouve dans sa dernière interview pour Konbini en choisissant « rap » plutôt que « poésie ». Rap et mode sont les poésies d’aujourd’hui laissées pour compte, trop souvent tournées en ridicule dans le beau monde de la culture légitime. Victimes des clichés avec lesquels ils adorent pourtant jouer, mais loin d’être futiles, ces modes d’expression sont des extensions du soi et envahissent le paysage urbain d’une époque où les identités se bouleversent. Ça n’a pas toujours été le cas. Ces mondes à part ont d’abord du chercher à s’imposer, sortir des catégories dans lesquelles on a aimé les ranger ; dépasser les étiquettes simplistes pour proposer leur message à un public plus vaste que celui de leurs cercles alors bien fermés. L’identité du rap, avant d’être conjointe à celle de la mode ou du luxe, s’est d’abord développée à travers le sportswear et la basket. Adidas en 1986 avec My Adidas de Run DMC, puis Nike qui suit le pas : les marques de sneakers comprennent que grâce aux figures montantes du rap leur notoriété peut s’étendre au-delà du domaine du sport. Le rap quant à lui gagne en crédibilité et fait naître ses toutes premières tendances. Mais l’union des deux univers franchit un cap quand, en 1996, Versace invite 2Pac à défiler dans un costume or en velours. Opulence enivrante, exubérance d’un succès ostentatoire et fantasmagorique : mode, luxe et rap font désormais partie d’un triangle amoureux qui génère du rêve, de l’argent et des tendances. Le style même de 2Pac a été décisif dans la mode, et continue à inspirer aujourd’hui : ses bandanas, ses tatouages et ses chaînes dorées, le piercing au nez ont marqué les générations presque autant que son rap a bouleversé l’industrie en tant que telle.
La mode, en plus d’utiliser les codes du rap pour en dégager une esthétique nouvelle (comme elle l’a fait d’autres sous-cultures) voit dans les années 2000 la possibilité de toucher à d’autres sensibilités. Elle veut se démocratiser, devenir plus qu’un simple jeu des élites : elle cherche là où ça bouge, là où les jeunes s’affranchissent et se libèrent. Rompre avec les traditions est un enjeu risqué pour des maisons de couture qui reposent sur un savoir-faire et un système de valeurs qui en sont issus. Louis Vuitton est l’enseigne qui fait le pari en première, et qui brouille pour toujours les frontières entre culture, street, art, luxe et industrie. Ainsi, quand sa collaboration avec Kanye West donne lieu à une ligne de sneaker rouges vendues à 500$, de nouveaux débats naissent. Rap et mode deviennent muses et mues l’un de l’autre. Kanye West, justement, incarne cette idée : rap et mode font partie du même processus créatif, ils se placent sur des modes différents mais leur langage communique. Grâce à ses nombreuses collaborations, et surtout à ses collections présentées sous le label Yeezy, il domine dans les deux univers et crée une véritable identité autour de son personnage. Pharrell Williams, Young Thug, ASAP Rocky, Travis Scott, Tyler the Creator, mais aussi M.I.A, Rihanna, ou Rita Ora : en ouvrant leur marque, leur collection capsule ou en étant égérie de campagnes publicitaires, qu’il s’agisse de maisons de luxe (Dior, Vuitton, Versus Versace, Calvin Klein …) ou de marques street branchées (Supreme, Bape, Agnès B, A.P.C …), c’est une génération d’artistes qui voit dans le style la continuité de leur expression artistique.

En France aussi les relations entre ces deux microcosmes se nouent en des liens complexes et étroits. Nekfeu imagine avec Adele Exarchopoulos une ligne de tshirts et de sweat pour RAD ; Booba signe un succès commercial grâce à sa marque UnKüt qu’il entretient depuis 2004 et dont le chiffre d’affaire comptabilise 10 millions d’euros en 2012 ; mais aussi Jeune Riche de Kaaris, les t-shirts Charo de Niska… Mais c’est surtout Orelsan avec sa marque Avnier qui fait bouger les choses en légitimant l’union du rap et de la mode en France. Sa marque unisexe aux allures nineties capte l’essence même d’une génération nouvelle, et prouve une fois pour toutes qu’il ne s’agit pas que de merchandising. Mais aujourd’hui, le paysage urbain se transforme encore. L’omniprésence médiatique du rap et de la mode sur les réseaux sociaux les ancre dans une culture qui va au-delà du populaire : elle façonne désormais le monde contemporain, éduque la jeunesse et se dresse comme piliers artistiques de notre époque. Même si l’égotrip reste une constante de ces milieux où l’on joue de soi en se pavanant, les enjeux changent et prennent de l’ampleur alors que de nouvelles polémiques font effet.

Ces mondes puisent leur source dans la rue, et pourtant au vu de leur gentrification croissante, la question de leur authenticité se pose en premier lieu. Est-il légitime pour le rap de jouer avec le luxe, de vendre de la sape inaccessible pour ceux dont il est censé être le porte-parole ? Et pour la mode, beau monde privilégié, de réduire la banlieue en un univers esthétique qu’elle exploite ? Les influencueurs, mannequins et autres starlettes des réseaux posent sur leurs photos insta en jouant les vilains. Voyous haut de gamme, badass et thuglife des beaux quartiers : est-ce l’appropriation d’un message communautaire face à une violence qu’ils n’ont jamais connue ? Ou au contraire, le signal d’une parole enfin libérée, des portes de deux mondes désormais ouvertes pour une libre-circulation pacifiée ?

Ce sont des questions qu’il est nécessaire de poser. La mode et le rap ont non seulement la responsabilité mais aussi le pouvoir d’ouvrir des débats et de faire interagir des espaces clôturés jusque là. Ils sont certes des moyens d’expression, mais surtout de communication : il est de leur ressort que de rassembler les gens, unir les discours, et ainsi faire changer les choses. Malgré tous les artifices avec lesquels ils jouent et malgré tous les codes qui les régissent, ce sont des industries qui touchent aujourd’hui presque tout le monde. Leur quête d’authenticité les mène sur le même chemin. La mode recherche l’intégrité et la fierté dans l’habit ; le rap voit en la mode un accomplissement, fruit d’un travail laborieux. Chacun perçoit dans l’avoir la possibilité de compléter l’être, même si ce n’est qu’avec trois fois rien. Car c’est cela précisément qui définit toute activité artistique : élargir le champ des possibles pour mieux choisir qui être, qui devenir, quoi construire.
Amélie Zimmermann