Si j’étais de mauvaise foi, je dirais que le nombre d’absurdités que j’ai pu commettre pour suivre la mode tiendrait sur les doigts d’une main. Eh bien, ce matin, c’est sur mes dix doigts que j’ai pu contempler le fruit de mes sacrifices, mon offrande la plus aboutie à celle dont je fais l’allégorie, la tendre mais cruelle matrice Mode. Soixante minutes et quarante euros plus tard, à me faire poser des faux-ongles, une remise en question était inévitable. La mode m’aurait-elle à jamais réifiée ? Stupide et béate, je me demande. Devient-on civilisé, ou alors asservi, quand on veut suivre les tendances ?
Dans le métro, sur les bancs de l’école ou dans la rue, nous nous observons. On se frôle et on se côtoie sans se connaître, on ne voit des autres qu’une vitrine plastique parfaitement ajustée. Les chapeaux, le rouge à lèvre, les chaussettes tirées, les trous dans les oreilles et ceux au nombril : ces détails m’émeuvent. Parce qu’ils font voir bien plus d’humanité que les visages fermés du quotidien. Ils échappent à la personne qui les portent. On ne voit des gens que la manière dont ils se perçoivent, le stratagème mis au point pour se présenter au monde, et ainsi s’offrir, on le croit, une identité. C’est peut-être une manière de se rassurer, d’un revers de manche ou de jean ourlé, de se dire que l’on s’appartient et que l’on peut choisir ce qui de nous est abandonné sur la place publique. Notre trace laissée dans les yeux des inconnus, l’empreinte indélébile que l’on porte sur nos corps : cette parure de soi nous est si vitale, au fond. Elle est le luxe de la vie de chacun, à s’empanacher pour faire trainer derrière nous le tintement de ces frivolités exquises.
Nous domestiquons nos propres corps, mais jusqu’où pourrions-nous aller ? Combien sommes-nous prêts à dépenser ? Dans cette appétence démesurée pour les apparats, on ne contrôle plus bien ce qui se fait de notre volonté, et ce qui se perd tout à fait dans l’envie d’être vu, reconnu, accepté, peut-être. L’ostentation de la mode est vertigineuse, et en recollant les bouts décousus de nos corps matrixés, en collant des faux ongles sur le bout de mes dix doigts, je m’interroge. Ces curieux fastes font la folie de l’homme, mais aussi sûrement sa plus belle ingéniosité. Ils laissent à voir une fragilité, et en camouflant l’épiderme ils dérogent à la loi de la nature pour laquelle la nudité devrait nous servir de seule couverture. Et pourtant, la couverture c’est bien la somme de ces magnificences qui font éclore par delà le corps vierge une vulnérabilité plus vraie et plus touchante encore. C’est là l’oeuvre parfaite de la mode, qui joue à ses contrepèteries habituelles, à mélanger les mots et les formes, pour faire de ses ritournelles la gageure de notre civilité. Ne sommes-nous jamais plus Homme que lorsque l’on se parfume ? Les ablutions et les dégorgements de coquetteries saisissent cette tentative inespérée, si vaine mais si belle, à contrer notre mode d’être.
Vouloir s’élever. S’approprier. Se déterminer. Etre la seule raison d’être de notre monde qui tourne autour d’un nombril percé : égocentrisme à outrance, d’accord, mais seulement pour faire de nous des choses un peu plus grandes que ce que l’on est. On ne veut pas se laisser aller. On ne veut pas paraître négligé. Avant de se montrer aux autres, nous suivons ces précautions liminaires dont les secrets se transmettent de mère en fille, de père en fils. Génération après génération, les techniques s’aiguisent et nous voilà devenus mutants de notre espèce : n’était-ce pas ce qu’on voulait, que de dépasser notre microscopique et insupportable humanité ? Des industries se sont construites pour nous faire croire à nos propres farces. La mascarade de nos enjolivements nous embobine et déjà on nous vend crèmes et pommades pour rajeunir ou rire plus blanc. Personne n’échappe à cette entourloupe narcotique, et quelque part on s’y complaît tous.
Alors à chacun son masque, sa supercherie pour duper le monde et nos racines. Vouloir avoir le contrôle à ce point est captivant. Qu’importe l’asservissement, que mes faux ongles me portent en enfer et m’empêchent de faire la vaisselle ; je vois en ces efforts des aveux non diagnostiqués, volés à l’étalage par mon regard trop curieux. Je vois comment chacun a voulu se distinguer, s’arranger un peu mieux. Bien sûr que la peau du dessous, celle sous les couches et les éclats, est toujours celle imminente d’un être mortel. Reste que ces ruses inoffensives, si elles sont dérisoires, nous transportent autre part. Les subterfuges de l’apparence sont des portes ouvertes vers une transcendance douce, un endroit privilégié où l’on croit s’être saisi, s’être compris. Enfin, et c’est si peu courant dans une vie, nous avons le droit d’aimer un peu mieux l’enclave où nous sommes tenus prisonniers. La terre et ses méandres trop rationnels, le corps et ses impuretés charnelles… Alors les cargos de nos existences sont bien permis, de temps en temps, de fuir vers des paradis artificiels, des terres d’or et de plaisance. Car leurs promesses mirifiques retournent les vies ternes en illusions délicieuses, où il fait bon de s’abriter.
Amélie Zimmermann