Saison après saison, la mode à Paris réinvente l’idée qu’elle s’est faite de la silhouette de la Française. La Parisienne : est-ce une allure, un style, une façon de vivre ? Les femmes des autres capitales de la mode nous envient ce mystère que nous entretenons – la french touch, l’indicible énigme dont nous jouons pour mieux se sentir françaises. Toutes les figures de la mode parisienne ont oeuvré pour construire ce « capital » de l’esthétique française, cette signature propre à la culture d’un pays en pleine crise identitaire. Tous ont oeuvré pour livrer leur vision de la femme affranchie et libérée, libérée grâce à la mode, dont l’identité se construit par la mode.

S’il fallait chercher quelque part la quintessence de la Parisienne, c’est au creux des bras d’Yves Saint Laurent qu’on y trouverait sûrement tout le génie qui fait d’elle une femme intemporelle. Grâce à lui, elle ne se laisse plus dicter ce qu’elle doit être, elle est une femme qui peut se déguiser en homme, porter un smoking ou une toile d’un artiste sur sa robe ; son œuvre à elle est son corps assumé, qui grandit avec la révolution sexuelle le libérant. Saint Laurent est né à Oran, Algérie, dans les années 30. Il est emprunt d’un désir d’ailleurs, d’une idée de la femme parisienne qui traverse les continents, s’arrête dans son jardin Majorelle le temps d’une escale et danse toute la nuit dans les clubs parisiens. En 1967, il présente sa Collection Africaine dans laquelle il a l’audace de réinventer la Saharienne, vêtement fonctionnel des militaires de l’armée britannique indienne, en un habit porte-parole du chic parisien. Il crée un nouveau lieu commun de la mode, qui s’imagine à chaque nouvelle saison sous une autre forme, par de nouveaux créateurs. Il est le premier à inviter des modèles d’origine africaine ou asiatique à porter ses vêtements. On se souvient de la beauté frappante de Katoucha Niane, l’un des premiers visages noirs à se faire une place dans l’industrie. Née en Guinée, morte à Paris, elle est celle qui incarne le mieux l’identité de Saint Laurent. On a grâce à son héritage précieux une vision d’une parisienne incandescente et versatile, qui ne se définie par aucune ethnie mais seulement par l’élégance de sa manière d’être.
L’histoire de la mode parisienne est marquée par l’immigration de nombreux stylistes étrangers en cette terre propice au développement d’une construction identitaire par le style. Les années 70 notamment, avec la venue d’un essaim de créateurs japonais dans ce qui était alors la capitale de la mode. Rei Kawakubo, figure emblématique d’une mode parisienne dont le beau n’est plus l’objectif final ; Kenzo Takada, l’un des premiers à éliminer les barrières des frontières, et dont la marque Kenzo reste la manifestation d’une mode française aux influences d’ailleurs; Issey Miyake, qui vient apprendre le métier à la Chambre Syndicale de la Haute-Couture ; Yohji Yamamoto, qui fut un temps le compagnon de Kawakubo. Ces créateurs ont insufflé à la mode parisienne un souffle propre à leurs origines, en réinventant ses codes et ses manières de s’exprimer. Azzedine Alaïa, franco-tunisien, Elsa Schiaparelli, italienne installée et décédée à Paris, Cristóbal Balenciaga, espagnol revisitant les conventions d’une mode française… La liste serait longue : elle est inutile. Car ce qui reste, derrière la figure de ces génies créateurs, ce n’est pas le pays d’où ils viennent, mais plutôt leur talent qui a nourri la France, et contribue jusqu’à aujourd’hui à définir son identité hors des cadres étriqués des frontières. Il en va de même pour les muses parisiennes, celles qui inspirent le monde entier : Isabelle Adjani, dont le père est kabyle et la mère allemande, Jane Birkin, anglaise dont l’accent délicieux ne succombera pas au temps passé en France, Loulou de la Falaise, franco-irlandaise, Grace Jones, d’origine Jamaïcaine. Oui, s’il fallait en faire, les listes seraient très longues, et très belles.
Ce n’est pas un hasard si de nombreuses figures de la mode londonienne se sont engagées contre le Brexit l’an dernier. Car la sortie de l’Europe signifie pour la mode l’arrêt d’un échange libre et continuel entre les pays, un échange certes économique, mais aussi culturel. La mode se caractérise par le syncrétisme culturel, le dialogue des civilisations, les inspirations du monde partagées. Les mannequins passent leur vie dans les avions, les plus beaux endroits des quatre coins du globe profitent aux éditoriaux des grands magazines parisiens, les maisons de couture voyagent grâce aux défilés croisières, les réseaux sociaux relient ceux qui admirent la création quelque soit leur nationalité. La mode, c’est l’identité. D’abord individuelle : chacun se construit par son corps, par ses vêtements, par la vision d’autrui sur ce qu’il ne peut cacher. Mais la mode, c’est aussi une identité nationale, surtout dans un pays comme la France où elle permet son rayonnement dans le monde. J’ai débuté cet article en me demandant comment définir la silhouette parisienne : je réponds ici qu’il est impossible de lui conférer une essence. La définir, c’est oublier à quel point elle est fragile et se change chaque saison. Ses codes se déconstruisent pour mieux se refaire selon la perception de ceux qui l’incarnent : stylistes, photographes, mannequins. Le propre de la Parisienne, c’est qu’elle dispose d’une liberté d’être si grande que de vouloir la capturer en revient à fermer le champ incroyable de ses possibles.

A sept jours du 2ème tour des élections, il est important de se rappeler ces faits qui façonnent la mode française et grâce auxquels elle perdure avec tant de succès. La mode française, l’identité française, ne peuvent être rangées dans des cases réductrices et caricaturales. Elles regardent le monde, s’en inspirent, elles accueillent ceux qui toquent à sa porte : voilà la réalité d’un pays en crise identitaire. Pour la mode aussi, il faut se souvenir de cela. Pour la mode aussi, il faut faire barrage au populisme nationaliste et à sa politique qui oublie l’histoire, qui oublie la beauté d’un monde qui est plus fort quand il n’est pas cloisonné par des frontières invisibles.
Amélie Zimmermann.