Redouté mais adulé, fantasmé mais censuré : le téton est sûrement la partie du corps la plus ambiguë, et donc la plus passionnante. Chez les femmes, les tétons nourrissent les bébés, mais surtout les controverses : il en pleut des centaines, comme si ce petit bout de chair minuscule avait le pouvoir privilégié de tous nous déstabiliser. Plus que le sein en lui-même, c’est le téton qui pose problème. Pourtant, nous avons tous et toutes plus ou moins les mêmes. Pourtant, ils connaissent tous plus ou moins les mêmes réactions aux courtoisies charnelles. Mais chez les femmes, les tétons restent tabous. Sauf pour la mode qui, sans forcément y voir une porte ouverte à la libre provocation, devrait dans la logique des choses recouvrir nos corps, et ainsi faire taire les débats de ce type. Mais la mode, coquine extravagance dont on ne peut dicter les lois, préfère dévoiler. Et prélever par la réalité criante de nos corps ainsi démunis les malaises qui persistent en nous.
Est-ce le pouvoir d’érotisme du téton qui effraie tant ? Nos corps en sont pourtant remplis, d’érotisme. Tout dans un corps détient un potentiel de sensualité qui n’appartient qu’à lui d’explorer : alors pourquoi le téton semble-t-il incarner le désir qui réside en nous ? Ce qui est étrange, c’est que nous sommes habitués aux images pornographiques, aux images sexualisantes des corps humains qui, huilés, tendus, bondés et musculeux, véhiculent une codification extrême de l’érotisme. Nous avons l’habitude, mais nous ne sommes pas autant libérés que nous voulons le croire. Les tétons saisissent ce paradoxe caractéristique de l’ère contemporaine, et nous font comprendre nos propres défaillances, nus face à nous-mêmes. Voir les tétons d’une femme pointer sous un t-shirt est souvent interprété comme étant l’alarme biologique du désir déclenché, signe extrême d’un érotisme dont il faut à tout prix détourner les yeux. Mais les tétons pointent aussi quand il fait froid, quand les tissus se frottent contre la peau. Les tétons pointent aussi quand ils s’agit de ceux des hommes ; d’ailleurs eux aussi ont des mamelons. L’anatomie de nos corps, qui restent des énigmes que l’on tente de déchiffrer et de s’approprier nos vies entières, est souvent interprétée socialement plutôt que d’un simple point-de-vue médicinal. Car pour nous un corps n’est jamais qu’un corps, et nous ne sommes pas des chirurgiens préparés aux opérations, insensibles et professionnels ; car un corps, dans sa matérialité entière, s’exprime et signifie quelque chose de la personne qui le porte, mais aussi de la société dans laquelle il se meut. Et les corps des femmes sont encore aujourd’hui porteurs de notre legs historico-socio-culturel. Leur comparaison presque systématique à une fleur mystérieuse, dont il s’agit de cueillir le bouton sans pourtant comprendre la beauté, influence forcément sur l’idée que l’on s’en fait aujourd’hui. Les débats sur les sexualités des femmes (l’orgasme féminin, qui est un miracle de la nature, qui ne se dévoile pas, incompris et quasi impossible), mais aussi les considérations que l’on en fait, les interprétations préconçues de la grande et fameuse « psychologie féminine » (de l’hystérie freudienne des femmes à leur insupportable désir d’autorité -« bossy » et sa connotation péjorative pour caractériser le leadership féminin) : il s’agit d’un lourd héritage sur notre perception des femmes que nous portons toujours, et dont il est si difficile de s’affranchir. La censure de leurs tétons est l’une de ces descendances dont on aimerait bien pouvoir se séparer, mais qui pour une raison inexplicable et qui nous fait rougir un peu, nous arrange bien quand même.

La nécessité d’estropier ces traditions étranges qui nous habitent malgré nous, et celle plus urgente de revendiquer une égalité totale des sexes, a mené de nombreuses femmes à ériger la très fameuse campagne free the nipple. Depuis 2012, après le film du même nom de Lina Esco, le combat se poursuit sur de multiples fronts. Des personnalités publiques, célébrités, actrices, pop stars ou mannequins, s’y engagent, et le hashtag explose sur instagram. Les politiques des réseaux sociaux sont troubles et souvent peu éclairantes quant à la censure (ou non) du téton féminin. Instagram, justement, interdit toute nudité sur le média. Les tétons des femmes ne peuvent êtres montrés que lorsqu’il s’agit d’allaitement ou de photos post mastectomie. Pourtant, combien de comptes instagram pornographiques fleurissent sous nos yeux, et combien de fessiers écartés ont la joie, mais surtout le droit, de rebondir librement sur le réseau… ? Seuls les tétons des femmes sont laissés pour compte. On aura presque pu instagrammer le sein dans sa totalité, de la tendance de l’underboob à celle du sideboob, tant que le téton reste caché. Fruit du péché originel, tentateur absolu et insupportable… C’est justement la jeune photographe belge Charlotte Abramow qui a choisi d’assembler des paires de seins à des fruits, sur fonds colorés. C’est cette série de photos, pleine de délicatesse et de légèreté, qui m’a donnée envie d’écrire cet article. Car ici les seins n’ont plus l’air d’être si graves que ça : au contraire, ils sont amusants. Les seins, plaisirs de la vie dont il faut rire ! Les tétons, ultimes pointes d’humour de nos corps si gauches. Les tétons, pointes d’allégresse que nous partageons tous.

Pour la mode, les tétons n’ont jamais été qu’une histoire de tendance. Tantôt cachés, tantôt dissimulés : ils sont traités comme ils devraient l’être, c’est-à-dire dans leur qualité de simple partie du corps. Et chacun sait que l’affaire de la mode, c’est précisément de s’occuper de toutes les parties de ces corps. Alors en septembre dernier, les défilés se sont prêtés au jeu en ne voyant dans ces chairs tendres que des instruments à l’hymne de beauté qu’ils se doivent toujours de réinventer. Au-delà d’un quelconque message politique, et en touchant ainsi plus de femmes, plus d’hommes et plus de corps confondus, la mode les laisse s’exprimer sans s’embarrasser des bonnes manières et des jolies conventions. De la combinaison à trous imaginée par Jean-Paul Gaultier pour Madonna en 1992, aux tétons scotchés dernièrement chez Saint Laurent : au fond, qu’importe. Il ne s’agit pas de manifestations pro-nudisme ou d’exubérance mal placée, il ne s’agit pas de tous marcher dans la rue le torse à l’air et mains dans les mains. Peut-être que finalement, ce n’est pas la mode qui nous dicte encore une fois ses caprices ridicules, mais plutôt nous qui n’avons rien compris. Car la mode s’occupe des corps en les traitant comme des corps : et nous, aveuglés par nos opinions têtues, nous en faisons des polémiques.
Amélie Zimmermann.
I love it !!!!
J’aimeJ’aime
❤️❤️❤️
J’aimeJ’aime