Loin de nous la devise « Bon Chic Bon Genre » signée Beckham, les mocassins vernis et socquettes blanches tirées aux chevilles. La mode, sous ses allures de gentille fille, peut montrer les crocs. Faire de ce qui ne plaît pas ce qui doit être porté, hardiment défier les gens comme il faut, et allez-vous-faire-foutre les autres bons usages de la haute société. D’ailleurs, c’est quoi, au juste, ce qui définit le bon goût ? Fantasmé et disputé, il change d’année en année, il suit les conventions d’une société qui évolue trop vite pour lui. Y a-t-il seulement une identité à ce concept flou, peut-il être essentialisé ? Tout le monde en parle, personne ne sait trop ce que c’est. Alors, il faut le définir négativement, car à défaut de percer ce mystère à jour, on sait résolument quand on a affaire au mauvais genre. Collants troués, fond de teint orangé, liner pailleté, plateformes pointues, résilles colorées… Ce sont les joujoux de la mode, et ils sont à la mode : c’est le règne du mauvais goût, l’empire au mauvais genre, bref, c’est la mode qui prend des mauvaises manières et tournicote autour de la vulgarité.
S’il fallait établir une historiographie du bon goût, on remontrait sans doute à Gabrielle Chanel, celle dont les codes ont construit notre vision de la silhouette féminine moderne. Tailleurs blanc et noir, souliers au petit talon carré, camélias ou rayures comme seuls ornements : c’est une femme digne, distinguée, bourgeoise, qu’est la parisienne. Peu de maquillage, des perles au cou, elle fait d’un rien sa mise en beauté. Toute la mode du XXème s’est à peu près articulée autour de ce modèle : qu’ils l’aient déconstruite ou encensée, les stylistes occidentaux se positionnent jusqu’à présent vis à vis de ce mythe de l’élégance féminine (et parisienne).
Il faut toujours avoir un parti pris quant à cette beauté mystérieuse, insaisissable, car la mode en est pétrie, qu’elle le veuille ou non. Alors, de nombreuses modes alternatives ont émergé pour contrer cet exemple normatif et désormais désuet. Jean-Paul Gaultier, enfant terrible père d’une mode farcesque et déjantée ; Galliano chez Dior pour l’immoralité et l’indécence ; Versace et son bling bling assommant ; les détournements McDonald’s de Jeremy Scott chez Moschino… Mièvreries, dégeulassitudes en masse, cochonneries sur les robes : le vulgaire foule maintenant le podium. N’en déplaise à Gabrielle, les genoux sont à l’air, parfois la culotte aussi, et puis les seins, les dents, la gorge, tout y est : c’est un fabuleux capharnaüm de grivoiseries en tout genre que nous offre aujourd’hui la mode.
Cette mode libérée d’un carcan – celui d’une mise plis stylistique où tout est à point – est baignée d’un univers visuel plus rugueux, intempestif et parfois trash. Nan Goldin est sans conteste l’artiste ayant le plus influencé l’imaginaire débridé de l’esthétique post-gabriellien. Elle photographie dans les années 70 la culture drag alors largement marginalisée, se photographie elle-même après avoir été battue par son copain, elle témoigne du sida quand il frappe de plein fouet les années 1980. Les couleurs saturées, les maquillages bavants de ses modèles, l’ambiance artificielle et étouffante de ses images parlent d’une mémoire collective mise de côté, d’un monde désenchanté qui coexiste face au glamour et aux paillettes des supermodels de Montana et Mugler. Cet univers visuel-là est celui de la vraie vie, pétrie par le sexe, l’angoisse, les dérapages psychotiques. Le mauvais goût a été associé à ces choses-là, trop peu classicieuses pour flirter du côté de la vraie mode, de la vraie couture, et donc incapable d’accéder au titre presque éthéré d’oeuvre d’art.
Démêler le bon du mauvais goût ne relève pas seulement de l’arbitraire et du jugement personnel : c’est une construction sociétale et culturelle entière. Ce mauvais genre est une vraie révolte de la mode contre elle-même : c’est l’annihilation de ses valeurs fondamentales, c’est le retour au grossier, à l’ordinaire, à l’obscène et au populacier. Bref, la mode cherche à sortir de son cadre étriqué en faisant fi de la noblesse à laquelle elle est vouée, pour épouser les formes viles de la vraie vie. En restant (comble du paradoxe) faite pour un public d’élites richissimes. Prêt à payer des milles et des cents pour une besace frites à l’emblème Mcdo.
Mais la mode du mauvais goût n’est pas seulement une entourloupe aux friqués qui cherchent à prouver leur second degré. Elle permet des expérimentations vestimentaires radicales, sans demi-mesure. Les repères de la mode sont poreux et grinçants, et le mauvais genre remet en question la valeur esthétique de la mode pour traiter de la condition humaine dans son jus. Dans toute sa corporéité, physique et bestiale. Il rembarre les censures et retourne à la trivialité pour parler, parfois de façon abjecte, de ses sujets : ceux qui portent les vêtements pour s’en sortir, ceux qui s’y trompent, ceux dont il faut témoigner. Nous, nos fautes de goût, nos tentatives échouées. Le mauvais genre est à celui qui s’y tente, à celui qui s’y perd, il nous met tous dans le même bateau. Il est permis, voire même conseillé. On peut enfin souffler.
Amélie Zimmermann